Le Nom de Narcisse



Ma démarche est ici comparable à celle qui, dans la pratique analytique, consiste à interroger le choix d’un prénom, c’est-à-dire ce qui en a déterminé l’arrêt.

Cette curiosité met souvent en oeuvre, dans le processus analytique, un travail de décondensation, la découverte d’un déjà-là conduisant l’analysant à se réapproprier certains signifiants, quelque signification du désir parental dont il a à hériter. La fonction historienne du Je, élaborée par Piera Aulagnier, trouve ainsi matière à étendre le savoir dont le Je dispose de lui-même.

S’agissant du narcissisme, la légende de Narcisse dont il s’inspire nous amène à poser la question du choix du nom de Narcisse, de ce que ce nom contient discrètement.

Nous partirons ainsi sur les voies qui s’ouvriront à nous suivant Narcisse en ses divers âges et états. Mais nous aimerions aussi ne pas perdre de vue le concept de narcissisme, qui tiendrait en quelque sorte le rôle de l’analysant, pour tenter de lui restituer les significations qui lui appartiennent. Du reste, nous devrions nous en tenir à une certaine modestie, parce que nous savons que cet analysant-là présente une problématique fort complexe. Et ce ne sont pas les auteurs qui ont déjà eu à connaître de ce concept de narcissisme qui nous contrediront : Perrier (1) confirme que le narcissisme est un “problème ardu” et Green (2) estime qu’il s’agit là d’un concept “incernable”, deux avis éclairés qui justifient l’interprétation dont ce concept doit finalement faire l’objet.

Nous nous cantonnerons donc, sans nous faire en cela trop d’illusions, à deux questions concernant le narcissisme, pour voir ensuite si ce que nous aurons pu ramener de notre recherche les éclaire ou pas. La première se pose à propos de la place de l’objet en regard du narcissisme, la seconde au sujet de la fonction du narcissisme et de ses moyens.

La place de l’objet vis à vis du narcissisme constitue un débat auquel J-C Stoloff a apporté sa contribution (3) : constatant que “Piera Aulagnier a toujours insisté sur l’impossibilité de séparer de façon radicale libido objectale et libido narcissique”, J-C Stoloff interroge cette position en demandant : “Mais alors où réside la spécificité incontournable de la relation à l’objet ?”(4). Pour lui, en effet, il serait plus judicieux de maintenir “une de cette opposition ne serait rien moins que l’altérité, la réalité : “Ce qui est spécifique du narcissisme, c’est la position inverse de non-reconnaissance de cette altérité aboutissant, par voie de conséquence, si elle n’est pas contrebalancée par un mouvement anti-narcissique, à une distorsion de l’accès à la réalité”(6).



Perrier sur ce point opère une lecture - le “comment il prononce le mot “narcissisme””(7) - mettant en évidence le paradoxe du narcissisme : “Tout, dans cet article ( “Pour introduire le narcissisme”, de Freud ), tend à définir une organisation libidinale comme impliquant l’autre et l’excluant à la fois”(8).

Nous avons donc notre première question ; le narcissisme est-il dans une position de non-reconnaissance de l’altérité, ou bien dans une position paradoxale d’implication et d’exclusion simultanée ?

La seconde est bien sûr liée à la première et nous est suggérée par les images utilisées pour illustrer, métaphoriser la fonction du narcissisme. Perrier à deux reprises lui attribue l’image et la fonction, on ne peut plus défensives, du “rempart” : “Le narcissisme est un rempart si, comme l’a bien noté Freud, il est placé sous une idéologie d’évitement de la mort et de la castration”(9) et, lorsqu’est évoqué ce vers quoi doit tendre le processus analytique, c’est “à un au-delà du narcissisme, non comme statut du corps signifiant, mais comme rempart contre la castration et la mort”(10).

Green reprend les mêmes images militairement défensives avec quelques variantes, ce sont “bouclier”, “écran”, “opacité” (11), mais accompagnées d’une allusion très intéressante à l’activité de la défense narcissique, assimilée jusque là à la statique d’un rempart. Il décrit ce qu’il appelle le “mouvement narcissique” dans le cadre du processus analytique : “il fait plus que s’opposer à l’écoute, il assure les limites de l’analysant. Mais, comme celles-ci ne peuvent prendre le risque de s’établir aux avants-postes menacés des frontières, il leur faut encore prévenir la menace narcissique par la pénétration dans le territoire de l’objet afin de le neutraliser”(12).

Nous retiendrons cette idée du “mouvement”, image encore assez militaire, mais impliquant l’objet, certes aux fins de neutralisation, pour notre seconde question : si le narcissisme à usage défensif ( a-t-il d’autre usage, d’ailleurs ? ) n’est pas aussi passif qu’une muraille, quel est alors son modus operandi ?

Munis de nos interrogations, nous pouvons à présent nous engager dans notre périple et, à notre retour, nous verrons bien ce en quoi nous en saurions un peu plus ou non. Quelle que soit celle des quatre versions connues de la légende de Narcisse que l’on retienne, outre les variantes qu’on y relève, demeure une constante trop évidente, le nom même du “héros”, dont Ovide, Conon, Pausanias ou Pentadius nous ont transmis les différentes histoires, et que Freud le substantivant promut à la fonction de concept ( pour prendre connaissance des différentes versions, se reporter à l’annexe ).

Si chacune des versions n’explicite pas forcément la résurrection du personnage sous les espèces de la fleur éponyme, le nom suffit à en évoquer l’association : Narcisse, c’est le narcisse, et à la disparition de son corps se substitue l’apparition cyclique de son esprit.

La fleur elle-même n’a jusqu’à présent suscité que peu d’intérêt et Green clôt rapidement l’affaire : “la fleur n’a d’autre parenté avec le héros de la légende que celle du nom”(13), quoique les termes mêmes de “parenté” et de “nom” puissent inviter à quelque curiosité généalogique.

D’autant que Paul Veyne (14) note que Pausanias, connu pour son rationnalisme critique, fait remarquer que le narcisse, le narkissos, existait bien avant la création de l’histoire de Narcisse. De plus, cette fleur-là était depuis très longtemps associée à d’autres mythes, à certains rituels, de telle sorte qu’à la faveur d’un retournement s’ouvre une perspective inattendue : ce n’est pas le personnage qui donne son nom à la fleur, mais l’inverse. Que souhaitaient transmettre les Grecs à ce personnage en le nommant ainsi ?

Pour en avoir une idée, nous traverserons avec notre narkissos les champs de la mythologie, de la botanique et de l’étymologie. Le narkissos était en effet une fleur consacrée aux divinités infernales et, en tant que telle, associée à des récits mythologiques antérieurs à celui de Narcisse. Ainsi est-elle présente dans le mythe de Koré et Hadès, dont les conséquences sont à l’origine des Mystères d’Eleusis consacrés au culte de Déméter.

Mircea Eliade (15) en donne la version suivante : “Pendant qu’elle cueillait des fleurs dans la plaine de Nysa, Koré (Perséphone), la fille de Déméter, fut enlevée par Hadès (Pluton), dieu des Enfers. Neuf jours la chercha Déméter, et pendant ce temps-là, elle ne toucha pas l’ambroisie. Finalement, Hélios lui apprend la vérité : c’était Zeus qui avait décidé de marier Koré à son frère Hadès”. Prise de colère, Déméter refuse de rejoindre l’Olympe et reste sur terre où elle communique ses rites et ses Mystères, à Eleusis où son temple est fondé.

Ayant interprété le rapt de Koré comme une mort symbolique, Eliade précise, au sujet des Mystères, que “les rares textes anciens qui se réfèrent version analogue, sans plus de précision quant aux fleurs cueillies par Koré : “Hadès enleva la jeune fille pendant qu’elle cueillait des fleurs dans un pré”, tandis qu’Ovide (17), lui, nous dit que c’étaient “des violettes ou des lis blancs” dont Koré faisait un bouquet. Par contre, Sophocle, dans “Oedipe à Colone”(18), dit que ces fleurs étaient des narcisses et établit ainsi un lien floral entre les déesses Déméter et Koré d’une part, et le Céphise, fleuve père de Narcisse, d’autre part : “Là chaque jour s’épanouissent, sous la sainte rosée, en grappes opulentes, le narcisse, des deux déesses très augustes antique diadème, et l’éclat doré du safran ; là, toujours vives, d’un cours toujours égal, les sources du Céphise s’épanchent, vagabondes...”. En note de sa traduction de Sophocle, Robert Pignarre(18) résume ainsi l’enlèvement de Koré : “C’est au moment où la jeune déesse se baisse pour cueillir un narcisse que la terre s’entr’ouvre et qu’Hadès, le ravisseur, surgit”.

Dans le contexte de l’enlèvement de Koré, le narkissos joue un rôle déterminant, métonymie du séducteur, à proprement parler, agent du ravissement de la ravissante déesse effectivement ravie. Le référent du signifiant narkissos, sa traduction même, demeurent pourtant incertains. Il semble en effet que le sens de narkissos connaisse de telles variantes qu’il n’est plus du tout sûr que ce mot eût désigné exclusivement le “narcisse des poètes” que nous voyons de nos jours.

Ajoutant encore à l’incertitude, Robert Graves (16) écrit en note que “selon Ovide, les fleurs que cueillait Koré étaient des coquelicots” - alors que le même Ovide vient de nous dire que c’étaient des violettes ou des lis blancs -, avant de poursuivre : “On a découvert à Gazi, en Crète, une statue de la déesse dont la coiffure était faite en coquelicots; une autre déesse, figurant sur une terre cuite découverte à Palaiokastro, tient des coquelicots dans sa main, et sur l’anneau d’or du trésor de Mycènes à l’Acropole, une Déméter assise offre trois coquelicots à une Koré debout /.../ Mais Koré cueille ou accepte des coquelicots à cause de la propriété narcotique qu’ils possèdent et aussi parce que leur couleur écarlate assure la résurrection après la mort”.

Du fait même de cette incertitude apparaît peut-être mieux ce que narkissos signifie, qu’il soit violette, lis blanc, narcisse ou coquelicot, à savoir un lien établi entre lui et le ravissement qu’il permet, l’enlèvement, le transport...

Dans sa thèse, Françoise Frontisi-Ducroux (19) met bien l’accent sur ce rapport : “Le narcisse est “ce piège que fit croître la terre pour la jeune fille semblable à une fleur à peine éclose”(Hymne homérique à Déméter).

L’éclat merveilleux de la fleur suscite chez tous ceux qui la voient avec admiration respectueuse un étonnement quasi religieux, le sébas”. Le même auteur note aussi comment, outre la fascination visuelle d’une (jeune fille en) fleur par une autre et même fleur, “c’est, dans l’ensemble, plutôt par les Anciens justifiaient un autre rapport entre le narcisse et les deux déesses, Koré et Déméter”.

Se discerne alors la propriété commune aux diverses fleurs que désignerait le narkissos : le parfum, certes, mais surtout ses effets spécifiques de torpeur, d’engourdissement, de ravissement. Plutarque semble aller dans ce sens, lorsqu’il explique l’origine du nom narkissos de par son effet narcotique, narkotikos, ce que Françoise Frontisi-Ducroux argumente aussi en citant Eustathe qui “attribue aux Erinyes une analogue couronne de narcisses, en évoquant également l’engourdissement, ou la stupeur, dont ces divinités vengeresses châtiaient les coupables”(19).

Le narkissos occupe donc une place remarquable dans les mythes associés à Déméter et au ravissement de Koré, il est inclus dans les rituels propres aux célébrations de ces déesses en tant qu’ornement symbolique et attribut divin, mais peut-être pas seulement. Rien n’exclut, en effet, l’utilisation rituelle d’une substance quelque peu narcotique qui, inscrite dans le processus initiatique, eût amené l’impétrant à vivre une expérience comparable à celle de Koré, lui révélant ainsi le ravissement, le voyage au royaume infernal, une mort artificielle et une renaissance.

L’intérêt du récit de l’enlèvement de Koré par P.Decharme (20), outre son lyrisme d’époque, réside dans l’agrément de commentaires d’où ressort une continuité entre les mythes de Koré et de Narcisse par l’intermédiaire du narkissos et de ses propriétés : “Le premier acte du drame divin est l’enlèvement de Koré. La jeune fille jouait avec ses compagnes, les Nymphes filles de l’Océan, au milieu d’une vaste prairie émaillée des fleurs brillantes dont elle est elle-même la vivante image. La rose, le safran, la violette, l’iris, l’hyacinthe attiraient tour à tour ses regards et sa main, et exhalaient pour elle leurs plus suaves parfums. Tout à coup elle aperçoit un narcisse qui surpassait toutes les autres fleurs en éclat et en beauté. Emerveillée à sa vue, elle étend les deux mains pour la saisir; mais soudain la terre s’entr’ouvre et le roi infernal sort de son ténébreux séjour. Ainsi le narcisse est la fleur fatale dont le charme funeste livre la jeune fille à son ravisseur.

Le narcisse en effet, suivant la signification même du mot, est la fleur qui endort les êtres du sommeil de la mort; c’est le symbole de cet engourdissement, de cette torpeur qui saisit les vivants au moment où ils passent du monde de la lumière à celui des ténèbres; c’est l’image aussi de la floraison disparue, idée qui fait le fonds de la légende du beau Narcisse de Thespies”.

Dans la mesure où il évoque à la fois une torpeur narcotique, une mort - celles de Koré - et la douleur de l’inconsolable Déméter - elle refuse la perte de sa fille -, le rôle joué par le narkissos dans les mythes et rites de Déméter réapparait dans la légende de Narcisse.

C’est ce que souligne, à la suite de Pausanias, Françoise Frontisi-Ducroux (21) : “Bien que Narcisse sache parfaitement qu’il a affaire à son n’est pas expulsée du récit, bien au contraire : à une aberration inexplicable, sinon par la volonté vengeresse d’un dieu offensé ( c’est Eros ), cette version substitue un délire voulu, un vertige sciemment recherché pour apaiser la souffrance du deuil et de l’absence. Les Anciens attribuaient à l’odeur capiteuse du narcisse des propriétés calmantes, et procédaient à un rapprochement étymologique entre narkissos et narké, l’engourdissement. Le Narcisse de Pausanias demande à sa propre image un effet narcotique. Le dédoublement, qui lui permet de voir son visage et toute son apparence, agit comme une drogue, dont l’abus, sans doute, entraîne la mort”. Robert Graves (16) souligne de même comment, selon lui, la légende de Narcisse “explique incidemment les propriétés médicinales de l’huile de narcisse, narcotique bien connu, comme l’indique la première syllabe de “narcisse””. Le même auteur avance, en outre, que “le narcisse utilisé pour la couronne de Déméter et Koré, et appelé aussi leirion, était la fleur de lis bleue à trois pétales, ou iris, consacré à la Triple Déesse et porté comme chapelet lorsqu’on voulait apaiser les Trois Vénérables ou Erinyes”.

En-deçà des indécidables complexités de la mythologie grecque, se manifeste de manière assez convaincante un lien significatif et insistant entre le narkissos et ses propriétés calmantes, apaisantes, sédatives ou narcotiques. A partir de là se développent un certain nombre d’”applications” qui toutes s’appuient sur ces propriétés qu’il présente réellement et représente métaphoriquement : il est l’agent du ravissement de Koré par Hadès ( et doublement : image en miroir de la beauté de la jeune fille et torpeur induite par l’odeur capiteuse ); il est attaché au culte de Déméter fondé sur la révolte de celle-ci qui n’admet pas la perte de sa fille, en refuse le deuil douloureux et obtient de Zeus, faveur exceptionnelle, que Koré ne demeure que trois mois par an, le temps de l’hiver, dans le monde infernal; il est enfin la forme sous laquelle renaît Narcisse - aucune autre forme ne pouvait mieux symboliser ladite renaissance, non plus que rétroactivement évoquer àla fois la capture imaginaire par l’esthétique visuelle, et l’anesthésie recherchée à l’encontre de la douleur infligée par la perte de l’objet et par l’angoisse de mort.

Dans la mesure où Déméter était pour les Grecs celle qui avait apporté le blé aux humains, symbole de la terre cultivée et, partant, de la civilisation même, elle était celle qui assurait le retour des saisons fertiles, la renaissance de la vie de la terre après la mort hivernale, c’est-à-dire une variété de vie éternelle. C’est sur ce modèle que son culte comportait l’espérance d’une vie humaine éternelle : une plante aux effets narcotiques pouvait donc à la fois symboliser et permettre d’expérimenter une mort temporaire, un séjour provisoire au royaume des morts, suivi d’un réveil, d’un retour à la vie. La dépendance envers le cycle naturel des saisons, envers celles dont la fertilité assure la subsistance des hommes, et l’angoisse suscitée par le sommeil de la nature, la froide stérilité de l’hiver et l’étendue de ses nuits, angoisse de mort, font ainsi l’objet d’une tentative de maîtrise cultuelle, mythique, et le rituel en organise la répétition Le lien entre le narkissos, ses propriétés et les usages que les Grecs ont su en faire est confirmé par la botanique : dans leur traité, Henri Romagnesi et Jean Weill (22) nous apprennent que les narcisses appartiennent à la famille des amaryllidacées, proche de celle des iridacées (les iris) et dont la biologie est la même que celle des liliacées (les lis). Lis, iris et narcisses sont donc des familles très voisines, ce qui pourrait rendre compte des diverses représentations et des multiples référents du narkissos.

La consécration de ces fleurs à la Triple Déesse (Koré, Perséphone et Hécate, réunies en Déméter) se justifierait, entre autre, par le fait qu’elles concrétisent le caractère triple de Déméter : les amaryllidacées comportent un ovaire à trois loges qui se prolonge par un style terminé par un stigmate entier ou à trois lobes, la capsule s’ouvrant par trois fentes qui passent par le milieu des loges. Dans cette famille de fleurs, on ne compte pas moins de soixante genres et cinq cents espèces : on peut ainsi mieux apprécier l’incertitude dont l’identification du narkissos fait l’objet, d’autant que le genre “narcissus” renferme “un grand nombre d’hybrides qui rendent la détermination délicate”(22).

Les botanistes ne sont pas sans citer une étymologie du genre “narcissus” à partir du grec “narkissos” : “nom de diverses plantes, dont peut-être un colchique, également du narcisse blanc des poètes, et d’autres espèces non odorantes”. Ils relèvent bien sûr que “la forme du premier élément peut avoir été influencé par le grec “narké”, “torpeur” (la plante étant sédative), par étymologie populaire”(22).

Si l’on retient, par hypothèse, la présence possible d’un colchique parmi les diverses plantes du genre “narkissos”, le rapport entre narkissos et narkotikos devient assez convaincant. Le nom de colchique, en effet, plante très vénéneuse de la famille des liliacées, vient du grec signifiant “plante de Colchide”. Or, la Colchide est le pays de Médée, qui connaissait l’art d’utiliser les plantes narcotiques.

Dans le récit que fait Ovide de “Jason et Médée”(23), celle-ci permet au héros de surmonter les épreuves placées sur le chemin le menant à la Toison d’Or. Jason “reçut aussitôt de sa main les herbes enchantées, en apprit l’usage et, joyeux, se retira chez lui”. S’il est capable de vaincre les taureaux à l’haleine de feu, c’est qu’”il ne sent pas leur souffle brûlant – tant est grand le pouvoir des herbes magiques !”. C’est encore par la “magie” des herbes de Colchide que Jason parvient à éliminer les guerriers surgis de la terre et à endormir “par la vertu des herbes le dragon dont la vigilance est toujours en éveil” : “Quand jason eut répandu sur lui le suc d’une plante qui rivalise avec le Léthé, et par trois fois prononcé des mots qui dispensent un paisible sommeil, arrêtent le tumulte des flots et l’élan impétueux des fleuves, le sommeil ferma ces yeux qu’il n’avait jamais clos, et le héros, fils Médée de lui prendre quelques années de vie pour les donner à son vieux père Aeson, proche de la mort, la magicienne profère l’incantation suivante : “O nuit, fidèle dépositaire des secrets, et vous qui, avec la lune, succédez aux feux du jour, astres d’or, et toi, Hécate aux trois têtes, confidente de mon dessein, toi qui viens apporter ton aide aux incantations et à l’art des magiciens, et toi, Terre, qui pourvois ces magiciens d’herbes aux vertus redoutables, souffles de l’air... assistez-moi...”. Nous notons ici la présence et l’implication de Déméter, sous les espèces d’Hécate, comme divinité tutélaire de Médée, des magiciens experts dans l’usage de ce que nous pourrions identifier comme des narcotiques “aux vertus redoutables”.

Pour accroître enfin notre incertitude et notre conviction tout ensemble, Jean-Claude Dousset, dans son “Histoire des médicaments”(24), nous révèle comment Déméter a partie liée avec l’usage du pavot...

De fait, le sens de “narkotikos”, narcotique, concerne quelque chose comme le sommeil : c’est ce qui provoque un sommeil, met en sommeil, a la propriété d’endormir. “Narkotikos” dérive de “narké”, engourdissement, torpeur, et, par métonymie, désigne le poisson dont la décharge électrique entraîne la torpeur, la commotion de sa proie. Il s’agit de la torpille, du latin “torpidus”, être engourdi, appelée aussi narcobate.

Dans le “Thesaurus Graecae Linguae”, Henrico Stephano (25) place le nom de la torpille, “narké”, à l’origine des mots construits à partir de lui : “narké” désigne d’abord ce poisson-là, puis l’engourdissement qu’il cause à son contact. L’auteur ne peut définir l’étymologie du mot “narké”; il avance seulement une hypothèse personnelle selon laquelle “narké” viendrait de “nê”, signifiant “oui”, “certes”, et de “arkein”, verbe signifiant “écarter, repousser” ou bien “résister, tenir bon”. Ensuite apparaîtrait le verbe “narko”, engourdir, puis le nom d’un genre de fleurs, narkissos, la désinence en -issos étant d’origine crétoise.

Le sens se déplace donc de la manière suivante : à l’origine se trouve la torpille, narké, dont Aristote (26) dit qu’”il est bien connu qu’elle fait s’engourdir les êtres humains eux-mêmes”. Le nom de la cause se reporte sur celui de l’effet qu’elle entraîne et désigne l’engourdissement. Le phénomène étonnant en quoi consiste la décharge électrique de la torpille avait les caractéristiques requises pour retenir l’attention des Grecs, particulièrement sensibles à tout ce qui dans la nature était hors de la mesure (c’est l’”hybris”), parmi quoi l’on peut ranger les effets narcotiques de certaines plantes, effets puissants et extra-ordinaires qui justifiaient dès lors que leur soit accordée une place dans le récit mythologique, et qui conféraient à ceux qui en savaient manier l’usage une fonction cultuelle, puisqu’ils détenaient le pouvoir de manier d’artificielles morts.

A partir de ces faits d’expérience hors du commun peuvent se témoigne Platon (27) faisant référence à la torpille, par la bouche de Ménon répondant à Socrate : “En ce moment même, je le vois bien, par je ne sais quelle magie et quelles drogues, par tes incantations, tu m’as si bien ensorcelé que j’ai la tête remplie de doutes. J’oserais dire, si tu me permets cette plaisanterie, que tu me parais ressembler tout à fait, par l’aspect et par tout le reste, à ce large poisson de mer qui s’appelle une torpille. Celle-ci engourdit aussitôt quiconque s’approche et la touche; tu m’as fait éprouver un effet semblable, tu m’as engourdi. Oui, je suis vraiment engourdi de corps et d’âme, et je suis incapable de te répondre” - et Ménon de terminer ainsi : “Dans une ville étrangère, avec une pareille conduite, tu ne serais pas long à être arrêté comme sorcier”. Sous la plume de Platon, nous voyons le sens d’engourdissement aller de la torpille à la magie, la drogue, les incantations pour évoquer l’image du sorcier, s’agissant de Socrate et de sa façon d’amener son interlocuteur à ne plus savoir que penser de ses certitudes évanouies.

Aussi, dans chacune des dérivations métaphoriques du sens originel de “narké” - dont le narkissos symbolisant la renaissance de Narcisse – peuton retrouver la trace et la fonction initiale de l’engourdissement premier : c’est pourquoi nous entrevoyons mieux à présent ce que le nom de Narcisse recélait en lui de lointaines résonnances et en quoi le choix de ce nom n’était certes pas hasardeux.

Nous pourrions donc en revenir à nos questions concernant le narcissisme, assez brièvement, seulement pour indiquer en quoi notre recherche est susceptible d’orienter notre interprétation de ce concept incernable.

Il semble que la position du narcissisme en regard de l’objet soit en effet une position ambiguë, paradoxale : la scène de l’enlèvement de Koré, le personnage de Déméter et la signification de son culte, les différents rôles joués par le narkissos et son origine, mettent en évidence cette position. La “non-reconnaissance de l’objet” par le narcissisme (cf. J-C Stoloff) s’inscrirait alors dans une stratégie complexe, ainsi qu’ont pu l’estimer Perrier, avec sa lecture d’une implication et d’une exclusion simultanées de l’objet, ou Green avec la notion de neutralisation de l’objet.

En fait, on retrouve bien cette constante, associée au narkissos, d’une mort qui n’en est pas vraiment une, d’une fausse mort, d’une mort artificielle et transitoire, sur le modèle de l’hiver, ou sur celui d’un engourdissement, d’une insensibilité passagère. Mais à chaque fois, l’existence de l’objet, sa préexistence est déterminante : il est impliqué, sans doute, et son exclusion semble régulièrement partielle ou temporaire au motif de la défense que le narcissisme mettrait en oeuvre.

Quant à la façon dont il opère, on peut remarquer comment se alors de décrire une pathologie narcissique établie, telle que le sujet s’éprouve assiégé par l’objet.Les choses seraient donc beaucoup plus subtiles et relèveraient d’un usage défensif plus mobile, variable, circonstanciel. Perrier propose en ce sens un terme qui semble bien convenir à ce dont il est question. Il se situe dans le contexte du travail analytique : “Ce que nous avons à analyser, c’est justement ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ne parviennent pas à maintenir leur régulation narcissique, c’est-à-dire ce double mouvement qui consiste, d’une part, à supporter la frustration - pourquoi pas ?-, l’angoisse de castration, le désir, pour accéder à l’autre et au désir de l’autre ou à se sentir concerné par lui, - mais, en même temps, à ne pas s’y perdre complètement, à garder une économie libidinale moïque permettant de se retrouver ou de compenser cette brèche faite dans le cosmos narcissisant premier par un autoréinvestissement libidinal qui est une autre complétude du moi”(28).

Ce terme de régulation, qui fait penser à régulation thermique, permet de concevoir un relatif équilibre, un dosage, qui peut donc connaître des variations, qui demande un maintien, une maintenance, et qui peut perdre sa dynamique homéostatique et se figer dans une position pathologique. La représentation d’un “narco-narcissisme” pourrait ainsi correspondre à l’éventail assez large des usages et des dosages, allant de l’antalgique nécessaire à l’overdose létale. L’”opacité” narcissique de Green deviendrait ici une “opiacité” dont la régulation dépendrait des évènements psychiques liés à la relation d’objet et, à l’origine, de la relation à l’objet maternel – ou, pour mieux dire, de la relation de l’objet maternel à l’objet infans. C’est dans le cadre de cette relation qu’apparaît évidente toute la complexité, l’ambiguïté de la relation narcissisme/objet, comme l’exprime assez justement la formulation “investissement d’objet narcissique”. C’est dire que nous serions partie prenante de la position de Piera Aulagnier selon laquelle il est impossible de séparer libido objectale et libido narcissique. Et s’il est une situation, inscrite dans l’espace et le temps, qui condense en elle les enjeux multiples et contradictoires de ce métissage permanent, de cette intrication (nous savons combien difficile est de penser en terme d’”intrication”), c’est bien celle de la relation entre l’infans et son objet premier, maternel, entre un désir parental pour cet enfant-là et un désir d’enfant, qui le précède. Cette situation a fait l’objet de plusieurs élaborations majeures où apparaît régulièrement la contradiction, c’est-à-dire la conflictualité, voire la paradoxalité, qui la caractérise. Nous pouvons penser à Freud, bien sûr, et à cet objet maternel simultanément premier séducteur et assurant une fonction de pare-excitation, à Winnicott et au paradoxe de l’objet trouvé/créé, à Bion et à la fonction de rêverie de la psyché maternelle, et à Piera Aulagnier et à sa notion d’ombre parlée.

Nous aimerions laisser à un poète le dernier mot, puisque, comme trop de mots. Un poète allemand du XVIIème siècle, Martin Opitz (29), nous donne ainsi l’expression concise de ce dont il s’agit: “Où tu t’aimes toi même, ! / Aime-moi donc. / Donne-moi ce que quand tu donnes / Moi aussi, je perds”.



Pascal Herlem

octobre 1999



Annexe : les différentes versions de la légende de Narcisse :

La version la plus connue est celle composée par Ovide, poète latin de la fin du premier siècle avant notre ère : ce récit prend place dans un vaste poème mythologique en quinze livres, les “Métamorphoses”, dont le thème principal est l’amour et la passion amoureuse, thème favori du poète. Ovide chante les amours divines, les passions de dieux et de nymphes pour un mortel, les amours tragiques, aussi, conduisant les mortels à en être les victimes, victimes de l’erreur comme Pyrame et Thisbé, victimes du destin comme Céyx et Alcyoné, ou de l’illusion comme Narcisse.

S’inspirant de la version donnée par Conon, historien contemporain d’Ovide, ce dernier l’enrichit considérablement en introduisant le personnage de la nymphe Echo, double sonore de Narcisse. Voici donc, résumée, la avait pour mère la nymphe des eaux Liriopé, “merveilleusement belle”, et pour père le fleuve Céphise. Consulté par Liriopé, Tirésias déclare que Narcisse vivra longtemps à la condition qu’il ne se connaisse pas. Devenu jeune homme, Narcisse paraissait un enfant et sa beauté était telle qu’elle suscitait le désir tant des jeunes filles que des jeunes hommes. Mais Narcisse faisait preuve à leur égard d’un “inflexible dédain”. Quand la nymphe Echo vit Narcisse dans la forêt où il chassait, elle en tomba amoureuse, en vain car le jeune homme demeurait indifférent. Les victimes de Narcisse en appelèrent alors à Némésis, déesse personnifiant la Vengeance des dieux contre la démesure, la priant d’exaucer leur voeu : “Qu’il aime donc de même à son tour et de même ne puisse posséder l’objet de son amour !”. Ce qui fut : Narcisse va boire à une source limpide et, “pendant qu’il boit, séduit par l’image de sa beauté qu’il aperçoit, il s’éprend d’un reflet sans consistance, il prend pour un corps ce qui n’est qu’une ombre. Il reste en extase devant lui-même, et, sans bouger, le visage fixe, absorbé dans ce spectacle, il semble une statue faite de marbre de Paros. Il contemple, couché sur le sol, deux astres, ses propres yeux, et ses cheveux, dignes de Bacchus, dignes aussi d’Apollon, ses joues imberbes, son cou d’ivoire, sa bouche charmante, et la rougeur qui colore la blancheur de neige de son teint”. Narcisse est victime à son tour de la passion amoureuse et, à son tour, ne peut posséder l’objet de son désir : “Que voit-il donc ? Il l’ignore; mais ce qu’il voit l’embrase, et la même erreur qui abuse ses yeux excite leur convoitise. Crédule enfant, à quoi bon ces efforts pour saisir une fugitive apparence ? L’objet de ton désir n’existe pas !”. Finalement, Ovide fait prendre conscience à Narcisse de l’identité de son reflet : “Ce que je désire, je le porte en moi-même, mon dénûment est venu de ma richesse.

Oh! si je pouvais me dissocier de mon propre corps! Souhait insolite chez un amant, ce que j’aime, je voudrais en être séparé.”. Puis, après avoir prononcé ces dernières paroles : “Hélas! enfant chéri, mon vain amour!”, Narcisse meurt, son corps disparaît et, à sa place, naît une fleur jaune safran dont le coeur est entouré de feuilles blanches.

Signalée par Joseph Chamonard, la version de Conon, dont s’inspire Ovide, est rapportée par Françoise Frontisi-Ducroux(21) : “A Thespies, en Béotie, il y avait un garçon nommé Narcisse, très beau, mais qui dédaignait Eros et ses amants. Tous ceux qui l’aimaient finirent par se résigner, à l’exception d’Ameinas qui s’obstinait à faire sa cour. Mais Narcisse n’accédait pas à ses prières et lui envoya même une épée. Ameinas alors se tua devant la porte de Narcisse, en implorant la vengeance du dieu. Et Narcisse voyant son propre visage et sa beauté reflétés sur l’eau d’une source devint, étrangement, son propre amant, le premier et le seul.

Finalement, acculé au désespoir et comprenant qu’il souffrait justement pour avoir repoussé l’amour d’Ameinas, il se tua. A la suite de quoi, les habitants de Thespies décidèrent d’honorer et de servir Eros, et de lui sacrifier, dans des cérémonies publiques aussi bien qu’en privé. Et les gens du pays pensent Narcisse”.

Une autre version moins connue de la même légende est celle dont Pausanias fait le bref récit.Cette autre tradition est mentionnée par Joseph Chamonard, par le Dictionnaire National de Bescherelle de 1863, et par Françoise Frontisi-Ducroux, dont nous donnons ici le texte : “Narcisse avait une soeur jumelle; ils étaient en tous points d’apparence semblable, avaient tous deux la même chevelure, portaient des vêtements semblables, et allaient à la chasse ensemble. Narcisse était amoureux de sa soeur, mais la jeune fille mourut. Il prit alors l’habitude de se rendre à la source, sachant fort bien qu’il voyait son propre reflet, mais tout en sachant cela, il trouvait un soulagement à son amour en s’imaginant qu’il voyait, non point son reflet, mais l’image de sa soeur”(21).

Dans une note, Françoise Frontisi-Ducroux signale enfin qu’”une autre variante, attestée chez le poète latin Pentadius, et beaucoup plus conforme aux représentations classiques du double, remplace la soeur par le père : Narcisse rencontre son propre visage alors qu’il cherche à apercevoir, dans l’eau, celui de son père, le fleuve Céphise.”(21).



Notes :

1- François Perrier, in “L’amour- Séminaire 1970-1971”, Hachette,

2- André Green, in “Narcissisme de vie, narcissisme de mort”, Ed.de Minuit,

coll. “Critique”, Paris, 1983, p.39.

3- Jean-Claude Stoloff, in “Les pathologies de l’identification- Autisme,

névrose, états-limites”, Dunod, Paris, 1997.

4- op.cit., p.113.

5- op.cit., p.117.

6- op.cit., p.118.

7- op.cit., p.37.

8- op.cit., p.41.

9- op.cit., p.46.

10- François Perrier, in “Le Mont Saint-Michel- Naissance d’une perversion”,

Ed. Arcanes, Paris, 1994, chap. “La cause narcissique”, p.159.

11- op.cit., p.66.

12- op.cit., p.67.

13- op.cit., p.77.

14- Paul Veyne, “Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes?”, Seuil, Paris, 1983,

p.108.

15- Mircea Eliade, “Histoire des croyances et des idées religieuses”, t. I,

Payot, Paris, 1983, p.303 et sq..

16- Robert Graves, “Les mythes grecs”, Fayard, Paris, 1967, p.78, p.83

(note).

17- Ovide, “Les métamorphoses”, traduction, introduction et notes de

Joseph Chamonard, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p.98 à 103.

18- Sophocle, “Théâtre! complet”, traduction, préface et notes de Robert

Pignarre, Garnier-Flammarion, Paris, 1964.

19- Françoise Frontisi-Ducroux, “Prosopon- Valeurs grecques du masque et

du visage”, Thèse de Doctorat d’Etat, Ecole des Hautes Etudes en Sciences

27- Platon, “Ménon”, Gallimard, coll.”Tel”, Paris, 1984, p.179, 8a et b.

28- François Perrier, in “L’amour...”, p.47.

29- Martin Opitz, in “Anthologie bilingue de la poésie allemande”, Gallimard,

coll. “La Pléiade”, Paris, 1995, p.127.



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