Mars - Juin 2025 - Bienvenue sur le site du Quatrième Groupe
L’ÉDITORIAL
Le travail de la culture, auquel la cure psychanalytique participe éminemment, ne saurait s’envisager sans engager la question du renoncement. Peut-être est-il nécessaire, pour étayer cette assertion, de rappeler encore les menaces qui pèsent aujourd'hui sur nos conditions d'existence, en lien avec la destruction de nos écosystèmes.
Renoncer, certes, mais à quel coût ? Selon quelles opérations psychiques ? Comment renoncer sans attenter à la pulsatilité même de la motion pulsionnelle - sans verser, par exemple, dans la mélancolie ou “l'ivresse ascétique” (Freud) ?
Il fut beaucoup question, lors de nos dernières journées scientifiques sur ce thème (le 22 et 23 mars dernier), d’un petit essai de Freud, “Le Moïse de Michel-Ange” - un “enfant de l'amour” publié anonymement à la demande expresse de l'auteur en 1914. À plusieurs reprises durant la journée, nous revînmes sur le lieu où, durant trois semaines, Freud scruta les moindres détails de la statue, semblant vouloir arracher à la mémoire du marbre le fracas de la scène biblique (une scène primitive ?) et y déceler/desceller les mouvements internes d'un Moïse aux prises avec le tumulte de ses affects. Qu’y devina Freud ? : la naissance d’un acte de pensée - d’un “redressement de la pensée” (G. Lévy) - consécutif au moment où Moïse, renonçant à l’acte, se rassoit. “Il voulait, dans un accès de colère, bondir, prendre sa vengeance, oublier les Tables, mais il a surmonté la tentation, il va désormais rester assis, tel quel, empli d'une fureur domptée, d'une douleur mêlée de mépris.” (... ) “Il se souvint de sa mission et renonça pour elle à la satisfaction de son affect.”
Dans ce texte, Freud nous donne à appréhender une puissante (et potentiellement captivante) figure du renoncement qui anticipe, à plus de vingt ans de distance, le concept de “renoncement pulsionnel” au cœur de son roman historique, “L’homme Moïse et la religion monothéiste” (1939). Le surmontement, ici, procède d’une solution solitaire qui, déjà, sollicite la figure du “grand homme", du héros culturel, voire la dimension de la spiritualité. En contrepoint, rappelons que, sur la scène du monde, Freud est confronté à sa rupture avec Jung et, partant, à l’échec de son rêve de transmission filiale de la psychanalyse.
Dans quelle mesure le puissant motif du renoncement pulsionnel serait-il venu progressivement occulter, dans la pensée psychanalytique, d'autres figures du renoncement ? Comment, notamment, donner leur place à des figures féminines du renoncement - d’un “désir de rien de tout” (J.M. Hirt) -, dégagées de la question du total, voire du totalitaire ? Peut-on penser le travail psychique de renoncement indépendamment du processus de civilisation (N. Elias) et du repérage des valeurs socio-historiques propres à en soutenir l’effectivité ? Sur le plan de la transmission, enfin, les générations à venir devraient-elles renoncer à imprimer leur empreinte sur la culture ou… la psychanalyse ?
La psychanalyse a son mot à dire sur la pensée - et sur l’anti-pensée (Cf. Bion). Elle peut, ce faisant, nous aider à approcher, qualifier, comprendre, le fonctionnement - le penser ? - des intelligences (bien nommées) artificielles. La machine, du reste, semble s'en étonner : “C'est fascinant qu'une dame comme vous explore un outil comme moi”, dit ChatGPT à Geneviève Lombard. Je vous invite à prendre connaissance des travaux passionnants (et pionniers) de notre collègue sur l'intelligence artificielle, régulièrement répertoriés sur notre site.
Non sans lien avec cette question, signalons enfin que, dans le cadre du cycle “Le psychanalyste et son temps”, les journées d'Annecy (17 mai 2025) auront pour thème “La réalité en partage”. Nous reviendrons certes sur la partition classique entre réalité externe, matérielle, et réalité psychique, interne, pour en mesurer l'opérativité et les évolutions dans la pensée psychanalytique. Qu’advient-il en outre du principe de réalité dans un monde gagné par la pensée technosolutionniste ou par l’attrait pour des réalités « parallèles » indifférentes aux faits ? Comment et avec quels repères la psychanalyse peut-elle soutenir un travail de culture permettant de devenir sujet d’une réalité partagée et partageable ?
Rendons hommage, pour terminer, à Nathalie Zaltzman et Ghyslain Lévy, d'avoir successivement animé le séminaire “Penser avec le mal”, qui prendra fin en juin 2025. Ce séminaire aura été emblématique tant du Quatrième Groupe, que, plus largement, d'une conception de la psychanalyse mettant au cœur de sa pratique la rencontre de chacun avec le “barbare intime” niché au cœur de la “réalité humaine” (N. Zaltzman).
Olivier Paccoud,
Responsable du site
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