Bibliographie
Marc BONNET
membre honoraire
Livres
Marc Bonnet né en 1940, a été psychologue, psychanalyste, membre du Quatrième Groupe (OPLF) dont il est toujours membre honoraire.
Sa pratique de psychanalyste s’est développée auprès d’enfants rencontrés dans un cadre institutionnel puis avec des adultes reçus dans son cabinet à Villeurbanne dans le Rhône.
Durant son parcours professionnel, il s’est intéressé aux différents destins de psyché en les comprenant dans un ensemble de contraires : savoir et ignorance, transfiguration et défiguration, folie et raison, archaïque et apocalypse, barbarie et culture…
Depuis sa retraite en 2010, il essaie de rendre compte, à nouveau, de ces destins en articulant les perspectives psychanalytique et spirituelle.
344 pages.
L’entretien filmé qui en résulte met en dialogue deux générations d’analystes et tente de faire retour sur l’exercice de ce métier impossible et l’engagement qu’il impose. Il s’accompagne de textes de Marc Bonnet auxquels les échanges font référence.
Entre voix, textes et images, court, récurrent, le souci de la transmission, et l’incertitude, le toujours ouvert, de son destin ...
De nombreux textes de Marc Bonnet se trouvent joints qui permettent de rencontrer le fil d’une pensée…..
Sommaire
Entretien
Parcours et processus dans le Quatrième Groupe
De l’engagement à la transmission
Particularité du Quatrième Groupe
Être psychanalyste aujourd’hui
Documentation
Écart théorico clinique en psychanalyse – (4 textes)
Transmission de la psychanalyse et formation du psychanalyste – (3 textes)
Spiritualités – (2 textes)
Questions actuelles en psychanalyse – ( 3 textes)
Conclusion – (1 texte)
Réalisation et montage : Jean-Michel RAVOT
Distribution : La pensée vagabonde
pages.
Articles
Notre cheminement de perlaboration consécutif aux attentats de janvier 2015 nous a conduits à constater dans un premier temps la dialogie qui s’établit entre barbarie et culture, dans la mesure où la barbarie elle-même fait partie intrinsèque du travail de culture. Les actes de barbarie émergent du fonds archaïque constitutif du sujet tant individuel que collectif et ils sont des traductions des potentialités fondamentales, tant mélancolique que paranoïaque. La notion de caricature permet d’approcher à la fois les caricatures du prophète Mahomet par les dessinateurs de Charlie Hebdo que celles du djihad par les auteurs des attentats. La représentation n’est cependant pas la même dans la mesure où le crayon n’est pas de même portée réelle que la kalachnikov. Nous avons été alors conduits à engager le débat sur l’interdit de représentation et ses conséquences en resituant le problème dans le contexte des religions monothéistes et des problématiques de l’image entre idole et icône. La prise en compte de la réalité sociale actuelle nous a enfin amenés à nous intéresser plus spécifiquement au débat actuel introduit par l’islam. Ce travail ouvre deux perspectives qui demeurent en chantier chacune dans son domaine spécifique mais aussi du fait de leur interaction, à savoir la laïcité et la spiritualité.
Partant de l’ordinaire du psychanalyste, dans son métier quotidien, ce texte envisage la connaissance de l’inconscient, les conditions de sa possibilité, la nature de ce qu’elle révèle, et les problèmes de sa théorisation. Nous y rencontrons l’écart irréductible entre le point de vue de l’analyste et celui de l’analysant, la différence entre théorie et témoignage, et surtout l’outil de cette connaissance qui est l’inconscient du psychanalyste lui-même. L’essentiel de l’épistémologie de cette discipline concernera donc ce praticien et tout ce qui l’autorise à laisser advenir l’inconscient d’autrui à des fins soignantes, sans que ce soit de l’inquisition, de la direction de conscience, de la pédagogie ni du saccage colonisateur. Quant aux conséquences pour la théorie, deux seront mises en avant : d’une part l’impossibilité de faire une théorie unifiée d’un inconscient qui, lui, ne l’est jamais, et d’autre part l’impossibilité de donner sur l’affectif et le libidinal un seul point de vue, masculin ou féminin, car les deux doivent coexister, s’entretisser et se répondre.? Claude et Renée Fraysse-Maritan ont été tous deux membres de l’École Freudienne de Paris (celle de Jacques Lacan, dissoute en 1980), puis ont collaboré au Collège de psychanalystes. Ils ont tous deux participé à la très forte aventure des Ateliers de psychanalyse, travaillé avec le groupe SPF de Grenoble. Renée Fraysse-Maritan, a travaillé plusieurs années avec Françoise Dolto, a animé le séminaire : Signifiant graphique et langagier dans la cure analytique de l’enfant. Claude Maritan, après quelques années à la SPF, est resté en dehors de toute institution. Ils ont vécu et exercé la psychanalyse à Lyon. Claude Maritan a publié, chez L’Harmattan : Pulsions de mort et tragiques grecs (1996) et Abîmes de l’humain (2006). Il est décédé en janvier 2013. La préface écrite par Marc Bonnet a pu lui être lue avant sa mort. En postface : Deux psychanalystes de générations différentes, Lucien Mélèse et Jean Peuch-Lestrade connaissant Claude et Renée Maritan ont accepté de donner leurs avis sur le document des auteurs ouvrant et poursuivant le débat.
Dans le présent essai, je m’intéresse aux deux bornes qui marquent la temporalité de la vie humaine à savoir l’archaïque et la mort pour essayer de déterminer ce qui les caractérise mais aussi ce qui les rapproche et ce qui les différencie. Notre périple devrait nous entraîner à repérer les éléments structuraux de l’originaire et de l’infini, c’est-à-dire de ce qui préexiste au début de la vie et de ce qui perdure au-delà de la mort. Nous voyons d’emblée que notre propos sera constitué d’hypothèses plus ou moins prospectives qui devraient permettre au lecteur de les confronter à ses propres conceptions élaborées à partir de l’interrogation concernant les limites de sa propre temporalité. En effet, tout humain construit de telles théories et les humains ont élaboré de nombreuses conceptions des bornes de la temporalité au fil des différentes cultures et civilisations.
Présentation de l'ouvrage en cliquant sur le lien.
RÉSUMÉ
( Présentation détaillée en cliquant sur le lien)
Dans ce travail cherchant à situer les variations de sens de la technique, je pars de la constatation selon laquelle il existe dès l’origine deux typologies de la cure type. Le cheminement se poursuit à travers un parcours historique conduisant à témoigner de la pluralité de la technique analytique : psychanalyse avec des enfants, psychodrame et psychanalyse de groupe, psychanalyse avec des patients psychotiques. La troisième partie du présent travail s’intéresse aux modifications techniques rendues nécessaires du fait de l’actualisation de la réalité de l’inconscient en lien avec le contexte social, politique et culturel. L’intérêt se porte alors sur certaines traductions de la potentialité perverse spécifiquement encouragées dans le contexte social actuel qui conduisent à des modifications substantielles de la technique analytique. De telles modifications conduites de façon singulière par chaque analyste stimulent l’auto-éthique de chacun qu’il convient à la fois de mettre en débat avec celles de ses collègues et en rapport dialectique avec l’éthique complexe dont relève la psychanalyse dans la mesure où elle implique réduction de la cruauté humaine et prise en compte de l’altérité.
Dans ce travail, partant de la notion de «péché originel» telle qu’elle a pu se définir dans une version populaire issue de la tradition catholique, nous faisons retour sur la lecture du livre de la Genèse. Cela permet de situer les apports ultérieurs de Paul de Tarse et d’Augustin d’Hippone ouvrant la voie au dogme théologique. Le «péché originel» se situe alors comme transgression de la loi divine concernant l’interdit d’accès à l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal qui constitue une certaine révélation de la sexualité humaine. Les interprétations qui peuvent être dégagées de la notion de «péché originel» concernent le narcissisme de l’humain tendant à être l’égal d’un dieu, mais aussi son désir de savoir, ainsi que son inscription dans le champ d’un discours prenant en compte la question du féminin. La rencontre de la théologie et de la psychanalyse produit une sorte de métissage qui peut être un des enjeux de notre temps.
Ce texte est une reprise remaniée d’un précédent texte sur l’Analyse quatrième en tenant compte du dialogue entre analystes qu’il a suscité Il s’ouvre par un rappel des notions définissant ce processus de travail analytique qui s’instaure quand un analyste parle de sa pratique de la psychanalyse avec un autre analyste. La réflexion sur l’analyse quatrième conduit à réinterroger les effets de pacte dénégatif voire de déni qui peuvent infiltrer la relation analytique. Les différentes modalités identificatoires qui se déploient dans le dispositif sont alors repérées et leur dénouement relève de la pratique de la pluriréférence. Elle conduit aussi à reposer la problématique de l’interprétation. L’analyse quatrième se situe à la fois dans la continuité avec l’analyse personnelle mais aussi en discontinuité dans la mesure où elle ouvre à un dialogue entre analystes marqué par une mutualité qui se dégage de l’asymétrie caractéristique de la relation transférentielle propre à toute analyse.
Interlignes
Ce texte rassemble les différentes interventions et les réponses de Marc Bonnet lors de la demi-journée de travail organisée autour de son livre le Samedi matin 3 décembre 2022, au Jardin Couvert, 12, rue Auguste Lacroix, Lyon 3ème.
Mon attention a été attirée récemment par la réaction de collègues sur le fait que le Site internet du Quatrième Groupe avait seulement publié des contributions à partir de la barbarie des attentats perpétrés par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023. Lire le texte téléchargeable en pdf
Je me propose de développer l’idée selon laquelle nous sommes conduits en réaction aux attentats à nous situer entre Barbarie et Culture ce qui nous oblige de ce fait même à chacune de ces occasions à avoir recours à la notion d’Archaïque pour réajuster notre système de repérage identificatoire et identitaire...
Pour introduire mon propos, je reprendrais quelques idées concernant l’histoire de notre discipline. Rappelons que Daniel Lagache, créateur en 1946 de la licence de psychologie considérait la psychologie clinique comme une discipline faisant la transition entre la psychologie expérimentale et la psychanalyse. N’oublions pas non plus que Juliette Favez-Boutonnier, qui contribua à la reconnaissance de la psychologie clinique comme discipline à part entière de la psychologie....
La notion de contrat narcissique apparaît comme une notion-clé de la pensée de Piera Aulagnier. Cette notion s’avère pertinente pour penser les articulations entre la subjectivité individuelle telle qu’elle se révèle en lien avec le registre des groupes d’appartenance et le registre social dans son ensemble. Deux exemples cliniques l’un en prise sur les attentats de 2014, l’autre à partir de la problématique d’une analysante viennent étayer le propos.
Perte de vue, mais souvenir de points de vue.
Eduardo, tu es parti et depuis quelques années, nous nous étions perdus de vue… Le dernier souvenir d’une de tes interventions à l’avant-dernière de nos réinstituantes où tu proclamais qu’il ne saurait y avoir psychanalyse en dehors de 3 séances par semaine sur le divan. Je cite de mémoire. Je ne t’ai jamais demandé ce qui t’avait pris ce jour-là, mais crois-moi, je me suis posé fortement la question. Je me suis demandé une fois encore si le politique s’arrêtait à la porte du Quatrième Groupe. Je n’ai pas osé te poser cette question iconoclaste alors que tu étais le mieux placé parmi nous pour y répondre. Et cependant, je dois dire que tu as marqué mon parcours. Ce qui m’a toujours frappé chez toi, c’est ta capacité de théoriser, calmement en reprenant les choses logiquement non sans un certain rationalisme.
Dernièrement, fin février au fil de l’écriture d’un livre dont le titre présumé t’aurait fait éclater de rire, à un moment où je traitais des pulsions dans un chapitre encadré par des réflexions sur l’Apocalypse et par d’autres sur L’archaïque et la mort, j’ai repensé à deux collègues qui ont marqué mon parcours de psychanalyste, il s’agit de Denis Vasse et de toi, Eduardo Colombo.
Inquiétante étrangeté, vous deviez mourir le même jour, me semble-t-il, quelques semaines après. Tu vois Eduardo, je me suis rappelé nos discussions avec l’ami Ferran Patuel-Puig sur la notion de Pulsion. Nous avons découvert les bienfaits de la session inter-analytique post habilitation et nous avons confrontés sur ces notions si importantes de pulsion et de représentation sans oublier, ni le boire, ni le manger. Cela devait même nous conduire, sans Ferran qui nous a quittés le premier, à proposer l’organisation d’une Journée Scientifique durant laquelle nous nous sommes interrogés sur la notion d’économie en psychanalyse. Or tu vois cela m’est resté, car dans le texte de mon livre en cours, je suis revenu à la lecture de tes considérations anti-pulsionnelles et pro-représentationnelles.
J’ai repensé aussi à ton séminaire sur La représentation où nous avons été quelques-uns à découvrir tes analyses poussées sur les développements des sciences connexes à notre discipline et dans lequel tu nous as permis de rencontrer entre autres Cornélius Castoriadis et Vincent Descombes. Cela ne nous a pas empêché l’amitié et des rencontres découvertes tant œnologiques que montagnardes. A propos, je t’ai associé en passant à Denis Vasse, et Dieu sait si vous étiez différent à beaucoup de points de vue. Je cherchais chez lui à relire un de ses premiers textes intitulés Le temps du désir et qui parlait … de la Prière …
C’est dire qu’à travers tous ses points de vue, malgré eux ou à cause d’eux on ne s’était pas complètement perdus de vue ! C’est peut-être cela le pluri-référentiel ! Gardons l’idée du principe instituant dont tu nous parles si bien sur notre site internet à propos du fonctionnement idéal de notre Groupe. Allez, Allons avec ou sans Adieu !
Marc Bonnet
Une psychanalyste, Colette Combe, par la porte du rêve se confronte au retournement de l’âme. Deux iconographes, Kaspars et Rutha Poikans se sont inspirés du XIIème siècle du fait de la fluidité limpide de la statuaire des églises romanes et de la simplicité des icônes orthodoxes. Une question fondamentale nous est posée par les auteurs : serions-nous intéressés par la période romane parce que nous pressentirions la renaissance du monde autrement ? Telle est l’hypothèse que Colette Combe va s’attacher à déployer au fil de son texte écrit dans la rencontre avec l’iconographie de Kaspars Poikans et les mosaïques de Rutha Poikans. Elle entrelace cette rencontre avec son écoute de psychanalyste du rêve (langage et images) de ses patients. Cet ensemble d’articulations est passionnant dans la mesure où l’esprit navigue de textes en images et d’images en langage ce qui conduit le lecteur à entendre une parole de vérité... (suite)
Avec le temps :
La réflexion présente s’est organisée au fil du temps.
J’ai découvert en 2012, au Théâtre National Populaire de Villeurbanne (69), la pièce de théâtre Qu’est-ce que le temps ? Cette pièce mise en scène par Denis Guenoun, reprend la traduction des Confessions de Saint Augustin, en termes d’Aveux par Frédéric Boyer[1]. Cette pièce était magistralement jouée par un acteur, Stanislas Rouquette, seul de bout en bout de la pièce.
Peu de temps après ce spectacle, mon collègue et ami Éric Van der Stegen me proposait d’intervenir dans le nouvel espace de paroles constitué alors par Les Fontainiers. Il s’agit d’un groupe de réflexion à thèmes divers, à partir d’un film ou d’une pièce de théâtre, vu ensemble par les 20 inscrits à un cycle qui se déploie sur 3 séances. Le groupe des Fontainiers fait partie intégrante des activités du Quatrième Groupe à Lyon. La première session du groupe s’organisait ainsi autour de la problématique : Le Temps. Il s’agissait d’abord de voir ou de revoir avec les membres du groupe d’inscrits au cycle sur le temps, la pièce de théâtre : Qu’est-ce que le temps ? Cette pièce depuis la première de 2012, avait été entre temps jouée de nombreuses fois dans toute la France et lors de cette séance de mars 2013, elle était suivie d’un débat avec le metteur en scène et l’acteur. Je la revisitais avec grand plaisir. Dans ce texte, qui constitue le Chapitre XI de ses aveux ou de ses confessions, Augustin débat de cette problématique du temps, essentielle et fondamentale pour tous les humains et en particulier pour les psychanalystes[2]. Je décidais pour mon intervention dans le cycle de m’intéresser à une notion introduite par Augustin dans son texte consacré au temps à la notion de distension de l’âme qui me paraissait énigmatique. Pour tenter d’éclairer la notion, je me proposais de la mettre en interaction avec une phrase tout aussi énigmatique aussi, de Freud, cette fois : La psyché est étendue et n’en sait rien.
A la même époque, j’étais confronté à la remémoration d’une phrase de Léo Ferré avec laquelle je ne me sentais plus en phase et que j’avais réentendue à cette période, lors d’un récital donné par une amie chanteuse : Natasha Bezriche.
Le texte de ma réflexion devait me revenir ainsi que le débat qui suivit où il avait été question de spiritualité et de problématique de mort, lors de la confrontation récente à la mort d’un collègue et ami, Jacques Schiavinato, psychanalyste grenoblois (SPP). Notre amitié perdurait depuis le temps passé mais toujours présent de notre adolescence. Cet ensemble m’a incité à vous le proposer à la lecture dans l’espérance d’un nouvel échange plus large.
La distension de l’âme :
Revenons tout d’abord à cette notion de distension de l’âme en la resituant dans le contexte du Chapitre XI : Le sujet humain a la capacité de retenir le passé (grâce à la mémoire) et d’en restituer des bribes dans le champ de la parole ; il a aussi la capacité d’envisager le futur (grâce à l'«attente »). La temporalité humaine se situe donc en tension entre la mémoire du passé (ravivée dans le souvenir) et l’attente de l’avenir (dans la promesse et l’espérance). Augustin parle ainsi de « distension de l'âme » parce qu'elle est tout à la fois « attention » (dans le temps présent), « attente » » (d'un temps à venir) et « mémoire », ou « rétention » (du temps passé). Ainsi la distension de l’âme résume la position paradoxale d’Augustin, pour lequel il n'existerait, fondamentalement, qu'un seul temps celui du présent qui se conjugue pourtant en 3 : « C’est clair et net. Ni le futur ni le passé ne sont. Il serait plus approprié de parler des trois temps, présent du passé, présent du présent, présent du futur. Les trois existent dans l’âme et nulle part ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire. Le présent du présent, c’est l’observation. Le présent du futur, c’est l’attente. Si on m‘autorise cette façon de parler, alors oui, je vois trois temps, je reconnais l’existence de trois temps. » Aveux, XI, 26, P.323
Retenons que Les trois existent dans l’âme et nulle part ailleurs. Si, ces trois temps du présent n’existent que dans l’âme, cela ne reviendrait-il pas à dire qu’ils relèvent d’un temps subjectif plutôt que d’un temps objectif.
Ajoutons que toute une dimension du Livre XI des Aveux consiste en une réflexion orientée sur la condition temporelle psychique, animique (dirait la nouvelle traduction française des Œuvres Complètes de Freud) et donc subjective de l’existence humaine. Ajoutons aussi que le livre XI consiste en une précision du propos sur la mémoire traitée dans le Livre X.
Alors que tous les autres êtres vivants vivent dans l'immédiateté du temps objectif, l'homme, lui, garde trace(s) de ce qui s’est passé pour lui. Son existence est orientée selon le sens (entendu comme direction tout comme signification) donné au fil du temps. De plus, en tant que psychanalystes, nous nous baladons bel et bien dans le processus de la cure, entre les traces de ces trois dimensions du temps :
- celui du passé dont l’oubli et le refoulement structure, pour partie, l’inconscient ;
- celui de son actualisation possible sous forme de remémoration par le biais de l’association libre ouvrant au retour du refoulé dans le présent du transfert ;
- et enfin, l’attente du futur comprise dans la réalisation différée du projet identificatoire qui est lui-même un compromis toujours renouvelé entre identification narcissique et identification symbolique émergeants du temps des origines.
En tant que psychanalystes, nous sommes aussi conduits à prendre en compte les limites de la temporalité humaine entre l’archaïque qui émerge de l’informe prénatal et la conséquence psychique de la mort physique qui constitue la butée ultime de la vie corporelle[3].
Je pense que la conception psychanalytique permet de distinguer un conflit des instances à propos du temps : un inconscient qui ignore la dimension du temps, de la castration comme celle de la mort dit Freud ; en effet, dans l’inconscient, la dimension du temps comme celle de la mort serait impensable, alors que dans le conscient, la dimension temporelle s’inscrit dans la problématique des origines et de celle concernant la mort et son au-delà éventuel. Nous pourrions aussi dans les termes de la 2ème topique freudienne, repérer le conflit entre un ça inconscient et un moi en partie conscient mais aussi au cœur même du surmoi entre un moi-idéal imaginaire et un idéal du moi symbolique qui seraient d’ailleurs l’un et l’autre atemporels, le premier d’ordre narcissique alors que le second serait d’ordre symbolique. Retenons simplement qu’au niveau des instances psychiques, la dimension du temps est éminemment objet de conflit psychique. Du point de vue économique, ce conflit se joue entre les pulsions de vie qui tendent à établir de nouvelles liaisons temporo-spatiales génératrices de plaisir/déplaisir et des pulsions de mort qui dans le sens du principe d’inertie, tendent à nier toute temporalité.
L’étendue de Psyché :
Revenons à la formule freudienne sur l’étendue de psyché : Cette formulation est extraite d'une citation de Freud datée du 22 août 1938 et publiée après sa mort dont voici le texte complet : Il se peut que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. Vraisemblablement aucune autre dérivation. Au lieu des conditions à priori de l’appareil psychique selon Kant. La psyché est étendue, n'en sait rien.[4]
Psyché est étendue et n’en sait rien est une formule qui, du point de vue du conflit psychique, est intéressante dans la mesure où cette étendue est présentée comme éminemment inconsciente. Mais : quid de cette étendue de psyché que j’ai peut-être trop vite tendance à assimiler à une étendue dans le registre du temps alors qu’il pourrait s’agir, aussi de l’étendue spatiale métaphorisant un corps de femme allongée. Nous pouvons nous référer ici au roman d’Apulée, Les métamorphoses[5] qui traite du mythe grec de Psyché, de son abandon sur un rocher et de sa rencontre avec Eros, de la jalousie de ses sœurs et de sa réanimation par Eros, de son accès à la divinisation et de la naissance de leur fille Volupté[6]. Bien que la phrase de Freud, contienne explicitement une référence à Kant, Jean-Luc Nancy[7] l'interprète à partir de Descartes. Elle est pour lui la pensée la plus fascinante, et peut-être la plus décisive de Freud qui, selon lui, n'a pu lui venir que parce qu'il pensait contre le sujet cartésien. Irréductible à une pure pensée, Psychè est étendue. Elle est l'union fragile d'une pensée et d'un corps - cette union impossible que Descartes a tenté de dépasser en introduisant le concept de Cogito dans ses Méditations.[8]
L’articulation interactive que nous pousse à opérer la rencontre de la distension de l’âme avec l’étendue de psyché tendrait à nous faire reconnaître l’importance du registre temporo-spatial dans la constitution du sujet psychique émergeant de l’archaïque à travers le jeu de l’image préalable ou coexistant à l’acquisition et l’appropriation du langage.[9] L’importance de l’image est essentielle à repérer tant dans le parcours du temps que dans le registre de l’espace. Nous pouvons dire que le temps vécu, comme l’espace vécu, sont constellés d’images qui s’articulent aux éléments propres au langage. Pensons alors aux concepts freudiens de représentations de choses et de représentations de mots ainsi qu’à la conception de Piera Aulagnier préférant le différentiel des images de choses et des images de mots, sans oublier la différenciation lacanienne entre réel, imaginaire et symbolique.
Variations :
Venons-en maintenant à un autre axe de questionnement concernant l’assimilation d’âme et de psyché et l’apport de la problématique augustinienne de l’âme à la compréhension psychanalytique de la psyché.
Je dirai volontiers que c’est la psyché qui donne sens au temps du fait de son étendue du passé à l’avenir comprenant le présent sans pour autant, négliger le vécu des ravages du temps s’exprimant tant au niveau corporel qu’au niveau psychique. L’être du temps de l’humain est contingent et se conjugue aussi en rapport dialogique avec le non-être. Il me semble que jusqu’à ce point arrivé, la considération de l’âme selon Augustin peut tout à fait s’identifier à cette conception de la constitution et du fonctionnement de la psyché.
Cependant, pour tenter d’aller plus loin, jetons un œil sur le Dictionnaire culturel de la Langue française, le Grand Robert, pour nous repérer étymologiquement et nous lisons :
Âme, non féminin (anima, Xème Siècle, Aneme XIème Siècle, puis anme, 1080, dénasalisé en ame en 1181) issu du latin, anima. Le latin distinguait animus, principe mâle traduisant le grec thumos et s’opposant à corpus et le principe femelle anima traduisant le grec psukhê. Animus concurrencé par spiritus a reculé devant anima. Ces mots évoquent le souffle et sont apparentés au grec anémos.
Dans une perspective religieuse ou spiritualiste, poursuit le grand Robert, la notion d’âme renvoie à la sensibilité de la pensée chez l’homme opposée au corps.
D’autres repérages de cet article du dictionnaire, montrent l’assimilation d’âme avec psyché mais aussi avec l’esprit. Ils comprennent l’âme comme traduction d’un principe de la vie tant végétative que sensitive en termes d’esprit, de force, de souffle et de vie. D’aucun de ses derniers repérages pose in fine, la question de l’immortalité de l’âme.
Revenant à Augustin, nous pouvons remarquer qu’il ne se limite pas à une solution spéculative concernant l’être du temps et sa mesure individuelle. Il va articuler sa réflexion concernant la temporalité à l’expression spirituelle qui s’y déploie et il la déplie dans toute son étendue.
Si la distension de l’âme l’attire vers des choses qui s’écoulent dans le temps, sa tension l’attire vers Dieu. Ceci n’est pas une évidence pour tous ni pour chacun d’entre nous dans tous les moments de notre vie humaine. Essayons de développer ce point de vue en nous appuyant sur la pensée augustinienne comprise dans son ouvrage La cité de Dieu[10] qui distingue :
- La cité terrestre obéissant aux lois temporelles fondées sur l’amour de soi allant jusqu’au mépris de Dieu ;
- La cité céleste, en exil sur la terre mais qui indique sa présence sur terre par la médiation du Christ, en tant que Dieu fait homme.
Augustin postule que tout humain est attiré par le bien qui correspond à un élan spontané vers Dieu qui se trouve entravé par la fascination de l’homme pour certains biens temporels. Il fait référence à l’amour : Aimer au cours de l’existence humaine dans la cité temporelle s’exprime dans les termes différents d’aimer son plaisir, de s’aimer soi-même, voire même d’aimer son prochain comme soi-même. Le péché originel a bel et bien consisté en un péché d’orgueil narcissique de penser pouvoir s’emparer de la connaissance du bien et du mal en goûtant le fruit de son arbre au point de se trouver honteux de découvrir la nudité humaine[11].
Cependant, Dieu est présent dans la cité terrestre du fait du passage temporel du Christ, du fait de sa mort et de sa résurrection[12]. Ainsi le Christ serait le seul capable de rendre à l’existence humaine consistance et solidité et c’est bien le sens du verset 39 du Livre XI qui annonce la fin de la réflexion sur le temps : et qui s’ouvre comme un hymne à l’Amour : Ton amour est meilleur que la vie. Ma vie à moi n’est que tension.
Le retour en fin du texte XI s’établit en reprise de l’éternité de Dieu qui s’est fait temporel pour que l’homme devienne à son tour éternel. Rappelons-nous le propos de départ de la prière d’Augustin au verset 13 du Livre XI : « Tes années ne vont ni ne viennent, les nôtres vont et viennent pour que toutes passent ».
Nous voyons que la démarche d’Augustin consiste à établir une dialogie entre les contraires apparents que constituent, le temps de l’humain et l’éternité de Dieu. Cette démarche s’appuie ou s’articule sur son autoanalyse (appelé confessions ou aveux) faite en direction de Dieu qu’il implique en tant qu’Autre.[13] Le discours qui s’ensuit porte sur ces déficiences vécues en terme d’échecs, d’erreurs voire de fautes. Il éprouve ce faisant, ses manques à être, tout en mettant à jour son désir d’unité d’être, son désir de vérité et sa tension vers le bien. Le chemin de conversion comme le cheminement de la cure est progressif et processuel ; il n’est pas linéaire ni uniquement chronologique mais implique la temporalité (l’épaisseur du temps), la mémoire, la levée du refoulement suscitée par la régression temporelle[14], le transfert sur l’Autre, et l’idéalisation sublimatoire du futur. Les passages entre dehors et dedans, dedans et dehors, entre le sociétal et l’intériorité du sujet traversent la psyché qui ne saurait avoir en elle-même son centre de gravité.
Situées entre soi et Dieu, l’âme comme la psyché entre égo et altérité, peut être distendue, éparpillée entre des investissements pulsionnels qui sont conflictuels. Au même titre que l’âme, la psyché peut aussi être tendue vers les objets d’idéalisation ou de sublimation dans une perspective de sérénité, au-delà des conflits.
La psyché se trouve prise dans la temporalité et soumise au changement tout en se heurtant à ses propres limites que nous avons situées au niveau de l’archaïque et au niveau de la mort[15]. Un de ses possibles s’exprime en capacité d’oubli et de refoulement alors qu’un autre de ses possibles implique capacités de souvenir, d’imaginer et de raisonner. L’âme va au-delà de psychè dans la mesure où son pouvoir de sublimation lui permet de se dégager des contraintes pulsionnelles et de se situer par rapport à Dieu.
Temporalité de l’humanité et temporalité de l’humain peuvent aussi se traduire dans les termes de la phylogenèse et de l’ontogenèse qui sont en corrélation étroite : l’ontogenèse étant une reprise dans la temporalité humaine de la temporalité de l’humanité si l’on prend en compte la théorie de la récapitulation de Haeckel tel que le fait Freud.
L’atemporalité de l’éternité implique un double postulat à savoir un en-deçà de l’archaïque et un au-delà de la mort ouvrant la problématique d’immortalité[16]. Toute la prière adressée à Dieu par Augustin tend à articuler la reconnaissance de l’éternité confondue, par lui, avec l’existence de Dieu et le débat rationaliste qui est aussi le sien en prise sur l’objectivité du temps. Ce discours de type obsessionnel est très bien rendu dans la pièce de théâtre par l’acteur. Il nous faut remarquer qu’il s’agit d’un débat entre spiritualité et rationalité. La dimension spirituelle est comprise dans la prière initiale qui est présente au début du texte et qui structure le temps du désir ou se structure du temps du désir.
Comme nous l’avons déjà noté nous voyons que la problématique du temps s’articule à la problématique des origines du monde. Si la réponse d’Augustin est laborieuse, elle est cependant claire : Tu l’as fait dans ta parole (XI, 7). Il s’ensuit une référence au texte évangélique de la transfiguration : Celui-ci est mon fils, je l’aime. J’ai tenté de montrer dans un texte antérieur[17] comment la transfiguration nous convoque à la problématique de nomination de l’image et à son ouverture à la problématique de l’icône. Nous voyons que ce passage de l’image à l’icône par l’acte de parole implique l’Amour. Augustin est encore plus explicite : Une parole énoncée et transmise.
L’inscription du petit d’homme se fait effectivement dans et par le langage, nous rencontrons cette vérité dans la pratique de la psychanalyse. Cette inscription se déploie dans le temps grâce à l’Amour de l’autre.
Si la mélodie de Ferré continue à nous enchanter, ses paroles d’« Avec le temps », nous paraissent moins pertinentes.
Nous demeurons confrontés à une double voie d’humanisation celle qui va du réel vers le symbolique et celle qui va du symbolique vers le réel. Le paradoxe de l’humanisation consiste dans le constat que tant qu’on n’a pas atteint la seconde voie, rien ne pourra être dit de la première ! Et si la transcendance était une voie transversale qui détendrait le paradoxe de cette rencontre fondamentale entre réel et symbolique ! ?
En attendant, Adieu Jacques !
Marc Bonnet
Juin 2012-Janvier 2015
[1] Saint Augustin, Les aveux, Nouvelle traduction des Confessions (397-401), par Frédéric Boyer, POL, 2004.
2 Pensons ici au travail de Ghislain Lévy sur L’invention psychanalytique du temps, paru chez L’Harmattan en 1996.
3 Bonnet M., Aux limites de la temporalité : de l’archaïque à la mort, Filigrane, Numéro 1, Printemps 2013.
4 Freud S., (1938) in Résultats, Idées, Problèmes, TII, PUF, 1985
5 Apulée, Métamorphoses, 3 vol., par P. Vallette et D. S. Robertson, 1940-1945
6 Pour plus de précision, voir un travail récent : Bonnet M., De quelques avatars des rapports complexes entre Psyché et Dieu. 2012-2013. (A paraître)
7 Nancy J-L, Corpus (1992-2000). Editions Métailié, 2000
8 Descartes R., (1641) Méditations métaphysiques, PUF, Quadrige, 2009
9 Pensons ici au livre de Jean-Claude Rolland : Avant d’être celui qui parle. Gallimard, 2006
10 Saint Augustin (413-427), La Cité de Dieu, La Pléiade, 2000.
11 Bonnet M., De quelques représentations possibles du péché originel in Topique 105, Religions et sexualité, 143-160, Le Bouscat, L'Esprit du Temps, 2009
12 Voir à ce sujet le livre très récent de Jean-Michel Hirt : « Paul, « l’apôtre qui respirait le crime », Pulsions et résurrection, Actes Sud 2014
13 Remarquons ici la place de la prière chez Saint Augustin pour laquelle je reprendrai volontiers l’expression de Denis Vasse[1] la qualifiant de temps du désir.
VASSE D., Le temps du désir, Seuil, Paris, 1969, 170 p. et coll. « Points essais », 1997, avec postface, 185 p. La prière, une expérience
14 Peut-on parler de pulsion de régression avec Jean-Paul Valabrega dans son livre : Chronopathies, Dunod, 2005 ?
15 Bonnet M., Aux limites de la temporalité : de l’archaïque à la mort (art. Cité)
16 L’idée m’est venue de préciser cette ligne de pensée en termes d’un Au-delà du principe d’inertie ! Qui aurait à voir avec la notion d’apocalypse entendue entre catastrophe et révélation… (Travail en cours d’élaboration)
17 Bonnet M., Transfigurations, in Topique, N°85, 2004
Certaines figurations de la cruauté, de l’horreur, du monstrueux, du pornographique…voire du mal en général produisent des effets d’effroi et de sidération, mais aussi des effets de fascination imaginaire. Or, de telles images sont véhiculées par les médias de façon quasi permanente et constituent même des supports à certains jeux vidéo. Nous essayerons de voir que ces figurations correspondent à des représentations de choses qui peuvent difficilement transitées vers des représentations de mots. Elles demeurent en état de choc des images sans pouvoir s’inscrire dans le registre du langage et de la parole et de ce fait même, elles incitent aux passages à l’acte les plus transgressifs par rapport aux interdits fondamentaux et aux simples règles de vie sociale. Nous pouvons alors nous demander comment l’ensemble sociétal marqué du sceau de la perversion ordinaire généralisée, légitime en quelque sorte un tel mode de figuration. Resterait alors à débattre des voies de traitement de ces impasses de figurations pour permettre au sujet l’accès à la symbolisation et à la subjectivation attenante.
Préambule :
Revenir 50 ans après en ce lieu n’est pas sans me faire vivre des limites à mon propre processus de figuration. En janvier 1964, j’avais effectivement un contact préalable avec Alfred Lang, alors nouveau Médecin Chef en cet hôpital. L’entretien d’embauche se passait sous un lampadaire peu éclairé et dans une atmosphère feutrée. Futur psychologue diplômé de la Faculté, j’étais en train de postuler au poste de praticien en la matière qui était en vue de création en ces lieux. Ciel ! Que de recommandations empreintes de précautions me poussant à penser que j’étais une sorte d’intrus dans un monde fermé qui m’effrayait tout en me fascinant à la fois. Certes de la folie, j’avais entendu parler à l’Université en termes psycho-pathologiques d’une part et en termes phénoménologiques d’autre part. Peu avant, j’avais passé de nombreuses demi-journées, enfermé dans un service de vieilles dames du Vinatier pour étudier la problématique des troubles mnésiques dans les différentes formes de démence sénile, mais je n’étais que stagiaire. Voilà pas que sous ce lampadaire, pointait l’image d’assumer une responsabilité dont je n’avais pas de représentations bien claires d’autant qu’il existait alors peu de modèles figuratifs de psychologue praticien et qu’à Saint-Jean-de-Dieu, je me trouvais en passe de devoir innover.
Quelques mois plus tard, je déambulais dans le couloir d’un des services à la recherche de, je ne sais, un bureau, un patient, un interlocuteur, un soignant, lorsqu’une voix venue de l’arrière m’interpellait : Eh, c’est toi le psychologue ? Je me retournais pour répondre par l’affirmative. Un homme plus âgé que moi, vêtu d’une blouse blanche et que j’identifiais à un infirmier, me dit alors : Faut faire attention, la semaine dernière un collègue a été agressé par derrière par un malade avec des ciseaux. Vaut mieux regarder derrière soi ! Ce conseil me fit prendre conscience du danger de l’attaque par surprise et de la pénétration possible par un outil contondant, représentation sadique anale s’il en est. Quelques années plus tard, lors d’une séance d’analyse, je fus amené sur le divan à mettre des mots sur cet incident qui me revint à l’esprit dans cette position particulière où j’éprouvais l’envie de voir ce qui se passait par-derrière et peut-être aussi celui d’assurer ma protection. La représentation brute d’agression sexuelle sous forme de sodomisation voire d’agression meurtrière put être associée à des scénarios infantiles vécus lors de la Seconde Guerre mondiale.
Ce n’est que bien plus tard que l’obscurité de mon attirance pour la folie qui m’avait fait choisir ce poste à Saint-Jean-de-Dieu plutôt que celui de psychologue dans le cadre de l’Education Surveillée de l’époque, sera en partie levée par la reconnaissance de ma grand-mère maternelle ayant séjournée bien avant moi dans un Asile d’Aliénés (Bonnet M. Dialogue entre objectivation et subjectivation dans la clinique de la folie. Le Coq-héron 206, Prendre soin, 80 à 97, Toulouse, Ères, 2011). Gageons que ce n’est pas par hasard que le sujet vient dans de tels lieux, même pour y gagner sa vie ! Lorsque Martine Baur, m’a proposé d’intervenir dans ce cycle sur Les aspects négatifs de l’image en ajoutant que mon propos pourrait constituer un avers de mon travail antérieur intitulé Transfigurations, j’ai accepté assez rapidement sans m’apercevoir que cela m’engageait par la même occasion à faire retour sur le passé et pourtant cela est si banal quand on pratique cliniquement et théoriquement la psychanalyse. Je suivrai l’inspiration suggérée par Martine pour engager mon propos sur la base de Transfigurations (Bonnet M., Transfigurations ! Topique 85, Mythes et anthropologie, 213-227, Le Bouscat, L'Esprit du Temps, 2004).
Transfigurations :
Dans ce travail datant de 10 ans, je me suis interrogé à partir de moments cliniques transférentiels et contre-transférentiels où l’analysant redevenant patient, semble se figer dans un état de béatitude et de bien-être dans la situation analytique qui l’amène à proposer à l’analyste quelque chose comme : Nous sommes bien ici vous et moi ! Ce serait bien que le temps s’arrête et que nous puissions rester ici dans une sorte de communication et de contemplation. Une collègue avec laquelle, j’avais parlé de ce moment avait à juste titre pointé l’aspect analyse interminable qui se profilait à un tel horizon et il m’était arrivé d’interpréter dans ce sens une telle position. Pourtant une belle séance, m’amena à entendre, un plus de la parole d’une analysante: Ce que je ressens ici a quelque chose de transcendantal, oui c’est transcendantal et j’aimerai que cela puisse durer ! J’étais moi-même saisi par quelque chose qui dépassait la rencontre et qui en quelque sorte la transcendait et c’était comme si l’espace lui-même s’en trouvait illuminé. Le terme de la séance approchait et grande était la tentation d’aller au-delà. Me revint alors fugacement le thème évangélique de la transfiguration du Christ accompagné de trois de ses apôtres, de sa blancheur fulgurante, (Luc 9,28) de l’apparition d’Elie et de Moïse conférant avec Jésus, de la demande de Pierre : Et si nous plantions trois tentes ici ! Et puis cette voix qui sort de la nuée : Celui-ci est mon fils, écoutez-le !
Cette évocation de transfiguration me permit de lever la séance en évoquant la nécessité de reparler de ce moment vécu en commun dans les séances suivantes. L’analysante put alors reprendre de nombreuses représentations déjà évoquées qui prirent alors leur plein sens. Ce qui m’avait frappé dans ces moments cliniques, ce fut l’effet de sidération et de complaisance dans l’image au point de la figer voire de la statufier en tentant de l’écarter de tout effet de langage et de parole. Le texte biblique montre à merveille qu’il est un imaginaire qui ne se referme pas sur lui-même mais qui, du fait des effets de parole peut s’ouvrir au symbolique tout en permettant une articulation nouvelle à la réalité.
Le travail de 2004 m’avait conduit sur le plan théorique à m’interroger sur la notion d’icône en y voyant une articulation condensée de l’image et du signe qui permettait d’envisager les interrelations entre imaginaire et symbolique sur un mode différent que celui d’une opposition tranchée mais en faisant interférer une tiercéité entre les 2 registres.
L’avers de la transfiguration nous conduirait à considérer l’existence d’images fonctionnant pour elles-mêmes en opposition à tout effet de symbolisation c’est-à-dire à tout effet de langage et de parole. Cet avers se trouve d’ailleurs au cœur même de la scène de la transfiguration elle-même. Nous pouvons justement nous demander ce qui se serait passé si les trois tentes avaient été construites, si les apôtres étaient restés contemplatifs de la scène et si aucune voix ne s’était élevée. Mais revenons pour l’instant à la définition du terme même de figuration, en délestant transfiguration de son préfixe trans.
De la figuration :
Selon les définitions recensées dans le dictionnaire, constatons que le mot se rapporte tout d’abord au registre minéral en termes de Figuration cristalline, cristallographique. En géomorphologie, on parle de figuration préglaciaire sous forme de création de figures à la surface du sol sous l’effet du gel et du dégel. En musique ensuite, la figuration consiste en une forme spécifique de composition fondée sur des figures mélodiques ou rythmiques. Venons-en à la définition dans les termes du fait de figurer : Il s’agit du fait de donner une représentation qui rende perceptible surtout à la vue, son aspect ou sa nature caractéristique. Il s’agit aussi dans le fait de figurer, de susciter à l’esprit l’image de quelque chose ou son résultat. Dans le domaine de l’art théâtral, le terme de figuration renvoie au figurant au sens de comédien. Les synonymes de figuration sont image, représentation, schéma, symbole. Insistons pour terminer à propos des définitions, sur leur renvoi à l’aspect essentiellement visuel de la figuration.
Des figurations limites : Réarticulons ces données à notre propos de ce jour : je voudrai maintenant m’intéresser à des figurations que j’ai qualifiées de limites dans mon argument, limites au sens de limitées puisque cantonnées dans le registre du visuel et qui tendent à faire l’impasse de leurs articulations au langage et plus encore à la parole. Elles correspondraient à des représentations ou à des images de choses qui seraient limitées tendanciellement à ne pas devenir des représentations de mots. Ainsi, certaines figurations du monstrueux, de la cruauté, de l’horreur et du pornographique…voire du mal en général produiraient des effets contraires d’effroi et de sidération mais aussi d’attraction qui susciterait une fascination imaginaire telle qu’elle bloquerait l’accès à la dimension symbolique. Notre propos essayera de s’intégrer dans le cadre de ce cycle du Malaise dans l’imagination qui est peut-être une dimension actuelle du Malaise dans la civilisation (Freud S., (1929) Malaise dans la civilisation, sous la traduction Le malaise dans la culture, OC XVIII, PUF, 2002). Parler de l’imagination de l’humain, au niveau tant collectif qu’individuel implique que nous tentions de la considérer dans ses figurations positives mais aussi dans ses figurations négatives, celles justement qui suscitent le malaise.
- La figuration du monstrueux :
Le mot monstre vient à la fois du latin monstrare qui signifie montrer et du mot monstrum dérivé de monere : avertir. Il s’agit en quelque sorte d’un avertissement visuel. Le monstrueux serait donc un signal visuel d’avertissement qui vient condenser les dangers et les menaces qui rôdent autour de l’humain. En cela, il est donc un signe porteur de sens. Tout effrayant qu’il soit du fait de sa laideur, de sa cruauté, de sa dénaturation, le pouvoir d’attraction du monstre ne semble jamais faire défaut et pourrait être lié à une figuration en excès. La figuration du monstre relève d’une dialogique entre l’horrible et le merveilleux voire le miraculeux et nous en avons de nombreuses traces dans l’art, en particulier dans la peinture et la sculpture du Moyen-âge et de la Renaissance. Par contre à l’âge classique, celui durant lequel se déploie l’enfermement des fous, on cache les monstres, on les occulte, au nom de l’idéologie de la vraisemblance. Le monstre est alors considéré comme un défi aux lois de l'harmonie. Il figure le chaos que l'on préfère ignorer. Le monstrueux fera retour au XIXème siècle, en particulier dans la littérature (Eugène Sue, Les mystères de Paris Victor Hugo : Notre Dame de Paris et la figure de Quasimodo) et la peinture avant de trouver sa pleine expression au XXème dans le cinéma fantastique de science-fiction et d’horreur.
Des figurations monstrueuses ont eu ainsi leur place mythique au fil des civilisations et tant la Sphinge que la Gorgone sans oublier le Cerbère, le Minautore ou le Dragon sont des paradigmes anciens des vampires, cyborgs, zombies, superhéros plus ou moins hermaphrodites qui s’illustrent à merveille dans nombre de Bandes Dessinées (BD) actuelles voire de jeux vidéo.
Si la figuration du monstre trouve sa place dans les contes pour enfant au côté des figurations de la sexualité, elle est très appréciée dans la période adolescente dans la mesure où elle est une des figurations de l’horreur constitutive d’une sorte de transgression vis-à-vis des modèles idéologiques imposés par la société.
Une telle orientation est sensible dans l’art moderne et contemporain où, comme le remarque Jean Clair (Clair J., Les monstres ont triomphé des dieux. Interview LE MONDE DES LIVRES | 26.04.2012), les monstres semblent avoir triomphé des dieux. On semble être passé d’un monde de beauté et d’harmonie à un monde de laideur où prévalent des catégories comme le difforme, le monstrueux, l'horrible, l'effrayant, le stupéfiant. Les monstres sont activés en quelque sorte pour rompre l’harmonie (apparente et supposée) du monde des dieux. Le monstre est une caricature empreinte de laideur qui semble prendre la place de la beauté comme élément d’attraction et de fascination. Tout semble se passer comme si la nouvelle règle dans l’art contemporain était le monstrueux, l'excès, jusqu'aux formes extraordinaires que prennent certaines manifestations qui tombent dans la coprophilie ou quasiment dans le meurtre chez certains artistes d'avant-garde.
- La figuration de la cruauté :
Rappelons-nous que Freud a eu souvent recours à ce terme et l’a intégré comme manifestation de pulsions destructrices articulées aux pulsions de mort caractéristiques de la deuxième théorie des pulsions issue de l’Au-delà du principe de plaisir (Freud S., (1920) Au-delà du principe de plaisir. OC XV, PUF, 2002). Il a même qualifié le surmoi du mélancolique de surmoi cruel tout en le systématisant comme « pure culture de la pulsion de mort » (Freud S., Le moi et le ca, OC XVI, PUF, 2010). Ces références nous conduisent à considérer la cruauté comme étroitement liée au fonctionnement psychique, le processus de cruauté se révèle sous différentes formes en termes d’activités meurtrières, mortifères pouvant aller jusqu’à viser l’effacement des pensées traduisant ainsi la déliaison maxima des pulsions de mort avec les pulsions de vie.
Les images de guerre ainsi que celles du terrorisme fournissent des mises en scènes de violence hallucinante, de jeux sadiques et de séquences figuratives de cruauté qui ont peut-être trouvé leur point d’acmé dans les camps nazis d’extermination et dans le Goulag soviétique (Baillette Frédéric, Stratégies de la cruauté Figures de la mort qui rôde, Quasimodo, n° 9 (« Corps en guerre. Imaginaires, idéologies, destructions. Tome 2 »), printemps 2006, Montpellier, p. 7-50 Texte disponible sur http://www.revue-quasimodo.org). Au jour d’aujourd’hui la transmission médiatique des figurations d’atrocités cruelles est instantanée et largement offerte aux yeux des spectateurs de tous genres et de tout âge venant exciter leurs pulsions scopiques. Ainsi, par exemple, durant la guerre récente en Irak, Al-Qaida a utilisé la vidéo pour diffuser des séquences particulièrement macabres (égorgement au couteau perdurant plusieurs minutes) pour impressionner les Irakiens susceptibles de pactiser avec les armées d’occupation ainsi que les occupants eux-mêmes. Ces séquences furent largement diffusées via internet. Les figurations de la cruauté trouvent leur paradigme dans les imaginaires (fantasmes et idéologies) de guerre qui ont fait et font encore effraction dans le réel et stimule un réel particulièrement réfractaire à toute symbolisation et sur lequel nous aurons à revenir. J’en étais là de l’écriture de ce texte lorsqu’une collègue évoqua dans une séance de supervision des cas de harcèlement en milieu scolaire qui étaient de plus en plus nombreux et qui relevaient selon elle de l’expression d’une cruauté banalisée.
Dans son essai sur La cruauté, Michel Erman, s’appuyant tant sur la littérature que sur la psychanalyse, conceptualise la cruauté comme une manière de déferlement de l’effroi en situation (Erman M., La cruauté essai sur la passion du mal, PUF, 2009). Nous pouvons remarquer avec Dominique Cupa que la cruauté se trouve dans la psyché en dialogique ou plus simplement en dialogue avec son contraire que serait la tendresse (Cupa, D., Tendresse et cruauté, Dunod, 2007). L’auteure les considère comme deux formes de pulsion d’autoconservation. La métapsychologie de la cruauté meurtrière s’élabore sur la cruauté primaire de l’infans ou dit en d’autres termes sur le sadisme infantile lui-même réactif au masochisme érogène primaire. La cruauté de type sadique dont nous venons d’évoquer des figurations limites s’organise en contre-investissement du masochisme associé au processus mélancolique. C’est ainsi que Jacques Hassoun a pu parler de Cruauté mélancolique (Hassoun J., La cruauté mélancolique. Aubier, 1995). Poursuivons en retenant quelques propos tenus dans l’ouvrage collectif : « La cruauté au féminin ». Cet ouvrage est publié sous la direction de Sophie de Mijolla. Cette dernière développe l’idée selon laquelle, la cruauté a partie liée à la pulsion de voir visant un objet spécifique à savoir l’intérieur du corps. La peau doit être arrachée pour révéler le cru, le sanguinolent. Ainsi la cruauté féminine relèverait d’une relation banalisée au sang transitant par le fantasme archaïque du sang menstruel en tant que résultant de la mort d’un fœtus qui inciterait à aller voir dans l’intérieur du corps de la mère, lieu du crime originaire. Les figurations de la cruauté poursuivent le travail entrepris depuis l’origine de l’humain et nous pouvons parler avec Janine Filloux de culture de la cruauté (Filloux J., Une culture de la cruauté. Sur le concept nietzschéen de culture, Connexions, Mémoires du futur, 2012, 2). C’est dans ce sens que Jacques Derrida lançait un défi à la psychanalyse lors des Etats Généraux de 2000, celui de revendiquer la cruauté comme son affaire propre. René Major tentera de relever le défi en posant la question de savoir s’il y a un au-delà de cruauté qu’il tente de situer en termes de désistement vis-à-vis de la jouissance sans pour autant se désister comme sujet (Major R., La démocratie en cruauté, Galilée, 2003). Une issue possible de la cruauté suppose l’investissement même des armes de la cruauté originaire en termes de création symbolique fonctionnant alors comme « meurtre de la chose ». Avant de revenir sur ce désistement vis-à-vis de la jouissance, restons encore un peu sur le terrain de la complaisance avec elle, en évoquant,
- La Figuration de la pornographie :
L’étymologie grecque de pornographie est composée de graphos=graphe (signifiant qui renvoie à la peinture, à la photographie, mais aussi à l’écriture) et de porné=prostituée dérivé de perménal=vendre (des choses, des esclaves). Porné signifie à la fois femme et marchandise. Dans la pornographie donc il s’agit de représentations imagées (dessins, peintures, photos, vidéos) de détails sexuels obscènes, destinés à être communiqués ou vendus au public. Lorsque j’ai commencé à travailler ce texte en avers de la transfiguration, j’ai pensé en premier lieu aux figurations pornographiques et à leur développement contemporain via internet. La présentation du Dictionnaire de la pornographie rappelle que cette dernière émerge de la représentation de l’amour vénal chez les grecs mais que ces limites n’ont cessé d’évoluer (Sous la direction de De Folco Philippe., Dictionnaire de la pornographie, PUF, 2005). Certaines de ses figurations insistent sur des aspects plus ou moins limites liées à l’exercice des plaisirs sexuels en les ramenant à une pure jouissance corporelle, d’un ou plusieurs corps à corps. Ces figurations favorisent surtout la jouissance visuelle du spectateur, s’accompagnant ou non de pratiques masturbatoires. Le metteur en scène des figurations pornographiques zoome sur les organes sexuels en stimulant la pulsion de voir dans les termes de Regardes fixement, car il n’y a rien d’autre à voir. Il s’agit à la fois d’une pratique ancienne qui était privée et secrète et qui subit une médiatisation, une industrialisation et une marchandisation extraordinaires à notre époque. Si nous regardons une vidéo porno, nous sommes scotchés sur les images répétitives passant plus ou moins en boucle sur l’écran, avec comme tout langage des onomatopées ou des cris, des bruits évoquant la jouissance et des paroles le plus souvent jetées à l’autre en termes d’impératif de type sadique formulés dans un langage argotique. Nous pouvons parler d’une pauvreté de langage associée à une luxuriance des images.
Dans son séminaire de juin 2010, Claude Maritan a proposé une réflexion intitulée Du porno et des hommes ( Maritan C., Du porno et des hommes, Séance du Séminaire du 19 juin 2010. Thème de l’année 2009/2010. La sexualité masculine. Non publié en français, ce texte a été traduit et publié en langue italienne sous le titre : Gli uonimi e la pornografia, in Setting, N°33Ed. Franco Angeli 2013). Dans ce travail, il montre entre autres combien les films pornos qui mettent en scène les corps des femmes sont l’expression de fantasmes typiquement masculins centrés sur la question du corps et du plaisir féminins. La représentation but consisterait à éviter le trauma de la différence des sexes et la perte de la complétude narcissique. Nous pouvons alors émettre l’hypothèse selon laquelle les hommes qui jouissent des images virtuelles pornographiques seraient maladivement attachés à une mère malade qu’ils seraient occupés à soigner en tentant de lui restaurer un corps libidinal. Les irruptions des images pornographiques quasi permanentes à notre époque servent de révélateur aux impasses de structuration libidinale. Serge Tisseron, dans une longue interview donnée au Journal La voix du regard en 2002 introduit la notion d’obscène pour qualifier les images pornographiques qu’il définit comme « de machine de guerre contre la métaphore », venant par là-même contrarier ou plutôt empêcher le travail du refoulement qui est la condition même de la culture (La voix du regard N°15, 2002). L’obscène se définit comme l’articulation de l’exhibition des organes sexuels avec la proclamation du diktat précédemment évoqué: il n’y a rien d’autre à voir. L’obscène dénie alors toute dimension d’amour à l’érotisme, réduisant la scène primitive à un simple échange sadomasochiste de corps à corps venant conforter le fantasme originaire d’auto-engendrement dans lequel le sujet a tendance à se considérer comme né de rien si ce n’est de lui-même. Nous voyons alors que la confortation obscène du nihilisme produit une catastrophe tant subjective qu’intersubjective. Nous sommes alors loin de la honte de voir des choses inconvenantes, mais face à l’obscène, il s’agit bien d’être menacé dans notre appartenance à l’ordre humain. Le propre de l’image pornographique obscène est de tenter d’échapper à la métaphorisation en se donnant comme figuration de la vérité alors que tendanciellement, elle n’est que pur reflet du réel et comme tel non symbolisable. Dans notre espace culturel, le corps érogène est lié au verbe d’une double manière : soit le corps érotique s’articule au verbe et devient corps parlant soit le verbe touche le corps et s’y incarne. La pornographie se fixe sur la figuration crue de corps à corps plus ou moins monstrueux alors que l’érotisme articule une parole d’altérité au cœur même de la sexualité.
- La figuration de l’horreur :
A ce point arrivé, nous nous posons la question : pouvons-nous aller plus loin dans la figuration de l’horreur que nous avons côtoyée dans les figurations de la cruauté et dans les figurations de la pornographie ? Et tout d’abord qu’est-ce que l’horreur ? Là encore, il s’agit d’un sentiment subjectif synonyme de frémissement d’effroi de hérissement et de tremblement. Il s’agit d’une impression, violente pouvant être causé par la vue, là- encore, mais aussi par la pensée d’une chose affreuse, ce qui relève tant du sujet que de l’état de la culture à un moment historique donné. Les figurations de l’horreur ont donné lieu à l’avènement des films d’horreur ou d’épouvante qui en fournissent de nombreux exemples, et ce, depuis le début du cinéma muet. Ces films ont pour représentation but de stimuler un sentiment d’angoisse chez le spectateur. Pensons à Frankenstein, Dracula, Psychose, L’exorciste, Le silence des Agneaux, Les dents de la mer, Amityville, La maison du diable, etc…Ces films impliquent des Zombies, des vampires, des revenants, des forces démoniaques voire des loups-garous. Actuellement, les jeux vidéo du même genre constituent un prolongement de ces figurations de l’horreur qui sont utilisées à l’envie par les adolescents, mais aussi par les adultes voire les seniors. Remarquons que ces jeux permettent cependant un passage du statut de spectateur passif du film à un statut de joueur co-acteur en prise directe avec l’horreur contenu dans les films de ce genre, mais pouvant en modifier le destin.
Si nous revenons au cœur de la subjectivité individuelle, nous pouvons nous demander dans quelle mesure, la figuration de l’horreur ne s’articule pas à l’ambivalence vis-à-vis du retour de figurations archaïques. Se figurer soi-même selon la différence des sexes et se figurer aussi dans la différence des générations, n’est-ce pas ce à quoi le sujet humain résisterait le plus ? Ainsi, les figurations de l’horreur nous amènent à prendre en compte toute l’ambivalence incarnée dans le processus de subjectivation. D’un côté, le sujet a été et reste friand en tant que pervers polymorphe des figurations de l’horreur liée à la cruauté, des figurations des monstres ainsi que des figurations pornographiques (Freud S., (1905) Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1987). A un certain moment, le refoulement de ces représentations a eu lieu et l’horreur exprimée par le sujet n’est qu’un contre- investissement : les contenus oraux, par exemple, dont le sens sexuel se dévoile dans la cure, suscitent horreur et angoisse qui rendent difficile leurs mises en mot dans la mesure où ces figurations renvoient à la dévoration en terme passif : être dévoré, mais aussi en termes actifs : dévorer, mordre. Pensons aussi au renvoi possible de l’horreur au substrat de l’horrible de la castration ainsi qu’aux images archaïques du vagin (Tête de Méduse ou Gorgone), du cloaque maternel, voire au répulsif de la scène primitive, sans oublier les contre investissements phobiques du fil rouge du sang de la femme (Schaeffer J. Le fil rouge du sang de la femme, Champ psy N°40, 2005). Lorsque ces figurations font retour dans le réel sur un mode comparable à celui de l’hallucination, elles font effraction et suscitent un affect mêlé d’effroi manifeste, mais aussi de fascination latente. Les représentations refoulées des pulsions que l’objet d’horreur vient réactiver gardaient une existence bien réelle, sur l’autre scène de l’inconscient. Ce qui pourrait alors faire horreur, ce serait les réminiscences des fantasmes originaires (séduction, castration, scène primitive, roman familial….) et le retour sur scène de ses réminiscences. Le sujet psychique est décidément bien séparé, clivé et le terme de refente subjective s’illustre parfaitement dans cette ambivalence vis-à-vis de toute stimulation visuelle.
En résumé, la figuration de l’horreur, joue à la fois, sur l’équivoque jouissance du voir et sur la répulsion à l’égard de l’horrible, du fait du pulsionnel refoulé qu’il réactive.
Nous avons situé dans notre introduction comment les figurations limites que nous venons d’évoquer pourraient relever de figurations négatives de l’humain émargeant comme figurations représentatives du mal, notion délicate s’il en est que nous allons tenter d’expliciter.
- De la figuration du mal :
Nous avons signalé précédemment comment la Shoah pouvait constituer dans un passé récent le paradigme des figurations limites en terme de figuration du mal tant au niveau de la civilisation qu’au niveau du sujet psychique individuel. Une telle modalité d’extermination systématique est, en effet, d’autant plus significative dans la mesure où nous remarquons que deux registres d’opposés s’y articulent :
Le registre des victimes niées dans leur existence, soumises à l’extermination et celui des bourreaux perdant définitivement leur humanité, incapables de se mettre à la place d’autrui et toujours prompts à repousser la tentation du bien selon la formule d’Hannah Arendt (Arendt H, (1963) Eichmann à Jérusalem, Folio Histoire, 1997). Elle considère d’ailleurs que les bourreaux nazis nous confrontent à la problématique de la banalité du mal.
Nous rebondirons sur cette formulation en postulant que le mal est une banalité qui se situe tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. Au niveau collectif, comme le remarque Nathalie Zaltzman, avec l’animisme apparaît une figuration explicite du mal (Zaltzman N., L’esprit du mal. Ed de L’olivier, 2007). Vis-à-vis des forces démoniaques qui lui sont hostiles, l’humain d’alors ne bénéficie pas d’esprits protecteurs et c’est le pouvoir magique de la pensée et de l’acte langagier qui le protège. La protection sera ensuite confiée à l’ancêtre à travers un culte qui suppose simultanément le respect des tabous (Freud S., Totem et Tabou). Dans l’antiquité, en particulier grecque, la notion d’appartenance à la Cité devient essentielle : elle est fondée sur l’égalité des droits entre les hommes différenciés des esclaves, des femmes et des barbares mais aussi des dieux qui eux sont immortels. Le mal se traduit alors par ce qui menace la polis, entendu à la fois comme cité et loi politique. Ce sont les transgressions du héros antique qui défont l’ordre du monde, qui le transforme lui-même en agent du mal dont il assume la responsabilité subjective. Dans le récit biblique de La Genèse fondateur des trois monothéismes, l’humain se définit de manière spirituelle comme dans les sociétés primitives. Le couple fondateur est formé d’un homme, Adam et d’une femme Eve qui sont des créatures de Dieu. Ils épouseront la dure condition de sujets sexués et mortels du fait de leur transgression de l’interdit de goûter au fruit de l’arbre de la connaissance sous l’influence de Satan (Bonnet M., De quelques représentations du péché originel, Topique N°105, L’Esprit du temps, 2009). Notons qu’une loi, révélée par Dieu à Moïse transcendera la condition humaine à la différence des sociétés primitives où la loi est immanente à la coresponsabilité du groupe. Dans le registre de la fraternité chrétienne, ensuite, l’homme occidental sera confronté à un conflit de conscience entre une essence pécheresse et une liberté de choix. (Esprit du mal, p.49). Vous aurez sans doute remarqué, comment nous sommes en train de glisser de la notion de mal à la figuration de Satan opposée à la figuration de Dieu. Rappelons à ce propos que Freud dans son texte : Une névrose diabolique au XVIIème siècle note que le diable est une figure terrifiante du père mort alors que Dieu est figuré sous les traits d’un père compatissant (Freud S., (1923) Une névrose diabolique au XVIIème siècle in OC XVI p.213, PUF, 1991).
Force est de comprendre aussi la notion de mal du côté de la perversion dans la mesure où le mal extrême peut aller jusqu’à pervertir la pensée même de la loi voire son existence même. N’en sommes-nous pas d’autant plus conduits à ce point de perversion dans notre société consumériste post-industrielle qui nous invite en permanence à réaliser des actes de jouissance immédiate ? Le mal constituerait alors certainement un défi d’actualité pour l’action, la figuration et la représentation. La notion de crime contre l’humanité n’a pas clarifié définitivement la problématique du mal si ce n’est en tentant de cliver l’humain de l’inhumain qui pourtant en fait partie. À propos des crimes contre l’humanité, nous pouvons aussi prendre en considération les sujets qui ont opposé un refus à endosser une position d’exécuteur : les refusants pour reprendre le terme utilisé par Philippe Breton (Breton P., Les refusants. Comment on refuse de devenir un exécuteur ? La découverte, 2009). Le refusant se définit comme un être aussi banal que l’exécuteur, ni héros, ni résistant, ni juste. Alors que dans le registre génocidaire, le principe de vengeance apparaît comme le moteur, le refusant traduirait le refus de l’absence de raison de se venger. Sur le mode d’une certaine passivité, les refusants sont par leur refus, auteurs d’une parole d’innocence silencieuse, loin de la vengeance archaïque qui pousse l’homme au crime contre ses semblables. En face de l’inhumain voire du crime contre l’humanité, la figure d’un homme précaire témoignerait certes d’une frêle position mais d’une position d’espérance tout de même. Ceux qui refusent ou se refusent à la jouissance immédiate mériteraient alors une attention particulière dans la mesure où ils se refuseraient à être fascinés par les figurations limites.
- Essai de synthèse psychanalytique concernant ces figurations limites :
Comment terminer cette intervention sur les figurations limites, si ce n’est en nous réinterrogeant sur la signification psychanalytique de la figuration¸ nous avons dit en commençant que la figuration se situait du côté du voir, de la vision plus exactement du côté de la pulsion de voir (schautrieb) (Freud S., (1905-1920) Trois essais sur la théorie sexuelle. op. Cité). Cette pulsion partielle est une voie privilégiée de l’excitation libidinale qui articulée à la pulsion d’emprise, se transforme en pulsion de savoir. Un autre destin possible est la sublimation esthétique. Elle peut demeurer instrument de perversion si elle se limite exclusivement aux zones érogènes (Rappelons-nous ce que nous avons dit de l’obscène à propos des figurations pornographiques) et lorsqu’elle se maintient comme but sexuel normal en lieu et place de n’en être qu’une des prémisses. Freud reliera cet aspect pervers de la pulsion scopique au sadisme et au masochisme en termes de but actif et de but passif. Les contre investissements du plaisir scopique sont la pudeur, le dégoût, voire la honte et nous avons vu au passage que la plupart des figurations limites sont des investissements et des contre-investissements de la pulsion scopique. Leur dépassement implique sa castration symbolique (Une certaine épistémologie de la psychanalyse. Op.cit. P.61). Nous sommes confrontés dans la pratique à mettre des mots sur les images pour permettre au sujet psychique d’échapper ou de dépasser le pouvoir de fascination qu’elles exercent.
L’autre acte de synthèse de notre travail concerne donc la question de l’image articulée à celle de représentation. Nous avions repéré dans notre travail antérieur sur Transfigurations que le statut de l’image était double :
- l’image pouvait être image de chose en l’absence de la chose elle-même et à l’instar des éléments du langage, elle était alors un signe. Dans ce cas, elle revêt une dimension symbolique qui dépasse l’imaginaire du sujet ou le transcende. L’image aurait alors valeur d’icône.
- Mais l’image peut aussi rester virtuelle en se constituant comme objet d’adhésion au sens de l’adhésif c’est-à-dire du collage fascinatoire à la chose engageant un rapport du sujet avec l’image qui s’inscrit dans le registre strictement passionnel c’est-à-dire pulsionnelle allant jusqu’à traduire une jouissance perverse émargeant au registre de la perversion.
Pour aller un peu plus loin dans le sens ouvert par cette distinction pensons à la distinction freudienne entre représentations de choses et représentations de mots (Freud S., 1891 Contribution à la conception des aphasies- PUF 1983 - Freud S., 1915 L’inconscient, OCF, P, XIII, PUF) mais aussi aux distinctions introduites par Piera Aulagnier, entre les 3 modalités de représentations que sont le pictogramme, le fantasme et la représentation idéique (Castoriadis-Aulagnier P., La violence de l’interprétation. PUF 1975). Freud attribuait la représentation de chose au registre de l’inconscient et la représentation de mot comprise comme représentation de chose + représentation de mot qui lui appartient, au registre de la conscience. Piera Aulagnier souligne l’importance de l’entendu dans l’inscription psychique des images de mots (Notons qu’elle préfère ce terme ou qu’elle le substitue à celui à celui de représentations employé par Freud). Elle précise que l’infans rencontre le langage comme une série de fragments sonores, attributs d’un sein qu’il dote de pouvoirs de paroles. Il se produit donc adjonction entre l’image de chose et l’entendu, qui va produire la construction de l’image de mot. L’accès au langage implique un substrat libidinal qui préexiste à la signification linguistique. Le sens libidinal ouvre le cheminement vers la signification linguistique en induisant la psyché à admettre que la signification linguistique fait partie du patrimoine du porte-parole. De façon concomitante, la mère exerçant la fonction porte-parole attend que l’enfant s’approprie les images de mots et entre par la même dans le langage. L’image a donc un sens libidinal qui s’établit sur la prégnance sensorielle visuelle, tactile, olfactive qui associée à une composante acoustique permettra, alors le passage de l’image de choses à l’image de mots. Dans un certain nombre de figurations limites, nous avons pu relever la prégnance du visuel articulé à un acoustique archaïque de type pré-langagier qui rend difficile la transition par le fantasme vers l’accès au travail de pensée secondarisée impliquant un travail psychique de perte de l’objet. Le passage du langage pictural au langage de l’interprète impliquera le travail de traduction assumé par un tiers ainsi qu’en ont témoigné nos collègues qui se sont intéressés aux patients psychotiques comme Piera Aulagnier ou Jean-Claude Rolland (Aulagnier P., Du langage pictural au langage de l’interprète, Topique 26, Epi 1980 - Voir aussi sur cette question le travail plus récent de Jean-Claude Rolland, Avant d’être celui qui parle, Gallimard, 2006.) De toute manière, nous avons à retenir que tout être humain doit naître deux fois : une fois comme organisme vivant et une fois comme être parlant en faisant du langage son propre habitat (Causse J-D., Naître ou la puissance des commencements, Etudes, Janvier 2014).
Un troisième axe de notre travail a consisté à considérer les figurations limites comme des composantes des figurations du mal. Nous recentrerons notre questionnement sur la problématique du sujet psychique individuel. Pour avancer dans la compréhension psychanalytique de ce type de figurations, nous pouvons à l’instar d’André Green les penser en termes de désintrication des pulsions sexuelles et des pulsions de mort (Green A., Pourquoi le mal ? Nouvelle Revue de la psychanalyse, N°38, Le mal, 1988). Reconnaissant aux pulsions de mort, un pouvoir de désintrication et de désobjectalisation fondamentales, le mal serait-il déliaison intégrale voire non-sens radical ? Peut-on réduire la dimension du mal, son esprit à la visée de Thanatos qui est selon la définition de Piera Aulagnier Désir de non-désir ? Il est cependant possible aussi de ramener l’expression du mal et de son esprit qui apparaît au niveau secondaire dans les modes de pensées qui infiltrent les positions morales et idéologiques vers l’archaïque du sujet en transitant par les fantasmes primaires sadique oral ou sadique anal alors pour prendre en compte la représentation originaire pictographique de l’avaler/cracher. Nous ne pouvons pas systématiser le mal en l’affectant d’une valeur strictement péjorative, dans la mesure où nous sommes, dans le même temps contraints de constater la valeur attractive de ses figurations dans les différentes expressions artistiques qu’elles soient picturales sculpturales, littéraires, théâtrales ou cinématographiques. Ce constat témoigne que nous demeurons intéressés et concernés par les figurations limites du mal, comme cela a été le cas tout au long de l’histoire de la psychanalyse et plus globalement dans l’histoire de l’humanité qui ont d’ailleurs parties liées. Nous pouvons souscrire alors à la formulation de Nathalie Zaltzman en remarquant que le mal dans l’imaginaire est autrement plus excitant qu’un hosannah sans fin (sic). Nous n’en sommes pas moins contraints de repérer les modalités de passage qui articulent le registre de l’imaginaire à celui du symbolique et qui nous conduisent à prendre en compte la problématique du meurtre et du meurtre symbolique qui se jouent tant dans les mythes que dans les fantasmes. Les figurations multivoques du meurtre ouvrent chacune à leur façon à une dimension symbolique. Que ce soit le parricide, le matricide jamais éloigné dans le mythe comme dans le fantasme, de l’infanticide.
Mais il est une catégorie de mal que nous avons rencontrée au cours de notre parcours des figurations limites qui n’est pas transformable selon le mode de la symbolisation du meurtre et qui tend à se reproduire selon le mode de la compulsion de répétition dans le réel. Peut-on envisager alors une autre issue que la répétition actualisée sans fin du meurtre sous forme d’extermination ou de violence terroriste ? Telle serait la question à laquelle nous convoque l’histoire récente de la civilisation au XXème siècle, inaugurée par la Shoah et le Goulag, sous la forme d’une pratique de systématisation de l’extermination à tendance génocidaire. Cette figure du mal tend à détruire dans le sujet humain, toute altérité insupportable dont les juifs ont été le paradigme ainsi que le montre Georges Zimra (Zimra G., Penser l’hétérogène. Figures juives de l’altérité. L’harmattan, 2007). Nous pouvons penser que la Shoah comme le Goulag ont constitué le paradigme récent d’une tentative de crime visant la spiritualité de l’homme cherchant à mettre fin à l’infini de l’homme tout en consacrant simultanément la mort de Dieu. La résultante attendue visait l’auto-engendrement d’un nouvel homme, sujet total et absolu, maître de lui-même et du monde qui verrait l’assomption du représentant narcissique primaire à l’abri de tout meurtre et de toute castration symboliques (Leclaire S., On tue un enfant, Seuil, 1975).
Nous pouvons alors constater à partir de l’expérience de la cure psychanalytique, qu’à un niveau subjectif individuel le sujet psychique peut accéder à un savoir intime de l’existence du mal coexistant dans son intériorité avec la dimension de l’amour. Sur ce plan, souvenons-nous de l’énoncé paradoxal de Freud concernant le mal : L’homme normal n’est pas seulement plus immoral qu’il ne le croit mais aussi beaucoup plus moral qu’il ne le sait (In Le Moi et le ça, op.cité).
Au niveau collectif, l’humanité se déprendrait plus difficilement de la prédominance du mal et chaque collectif d’humains a tendance à régresser vers une masse plus ou moins informe animée par la haine meurtrière vis-à-vis de toute altérité réalisant l’alliance dans le réel des figurations de la cruauté, du monstrueux, de l’horreur et de la pornographie. Nous sommes alors loin de l’idéal freudien concernant la civilisation en termes de sublimation conjuguant l’amour des ancêtres à la désexualisation des amours infantiles A ce propos, le philosophe contemporain, Dany-Robert Dufour parle de marchandisation de l’intime sur le mode de la prostitution et à propos plus précisément de la télévision et de la télé réalité, il écrit et je cite : Écho à la pornographie des camps de concentration : le sadisme permanent de la situation est analogue au sadisme infini des pratiques concentrationnaires européennes. À ceci près que ce petit réseau formé d’un camp télévisuel unique ne tue personne ; pas une goutte de sang versée, aucune mise à mort réelle n’est commise. Et les victimes y consentent. L’histoire qui conduit des sociétés totalitaires nazies et staliniennes, qui usaient de procédés extrêmement violents, à ces formes contemporaines, lénitives et débrutalisées, reste à écrire (Dufour R-D., La cité perverse, Libéralisme et pornographie, Denoël, 2009).
En conclusion :
La civilisation actuelle dans ses modalités sociétales continue de promouvoir le règne de la jouissance immédiate. Il s’agit de promouvoir une conversion par laquelle le pouvoir n’est plus exercé selon la répression du désir mais en promotion de l’exaltation de la pulsion. La société moderne est convoquée et se promeut, au niveau de l’imaginaire du moins, en réponse immédiate à toute demande comme si toutes les demandes relevaient du possible d’un monde conçu sans limites. Nous sommes ici confrontés une forme de toute-puissance de l’imaginaire, lieu sans limites habité par un individu possédant et pouvant tout, c’est-à-dire tout-puissant, auto-engendré, hors génération, hors histoire et hors mémoire. De cette civilisation contemporaine, se construit une image d’homme pur produit narcissique qui tend à n’être identifié qu’à lui-même. Les figurations limites sont ici valorisées à l’état brut, clivé de leur potentiel métaphorique et sont confinées à n’être que des images représentatives de la pulsion coupée de toute symbolisation et de tout affect. De ce fait même, les psychanalystes et plus largement tous ceux qui s’intéressent au fonctionnement psychique de l’humain d’aujourd’hui me semblent contraints à reconsidérer le destin des pulsions à partir d’une valorisation extrême de la pulsion de mort portée au pinacle d’un monde poussant à la dés-subjectivation et à la dés-symbolisation. Notre propos conclusif ne va pas dans le sens d’une quelconque condamnation morale des figurations limites mais plutôt dans celui de réveiller le travail psychique qu’elles convoquent à savoir de pousser la réalisation des images vers un travail de symbolisation en évitant de les conforter dans le domaine d’un réel non symbolisable où le processus de consommation tend à les maintenir par le biais du registre de la jouissance immédiate. Nous avons à tenir compte que tout sujet se trouve pris dès sa naissance voire dès sa conception dans un processus de transmission qui se situe entre bénédiction et malédiction (Causse J-D., Naître ou la puissance des commencements, Études, La force des commencements, Janvier 2014).
Mon correcteur d’orthographe me proposait sans cesse lorsque j’utilisais l’adjectif limites de modifier en utilisant le verbe limiter en écrivant Les figurations limitent e, n, t. Effectivement les figurations limites appellent à leur transformation et à leur limitation dans un registre symbolique Mettre des mots sur les images pour éviter leur stagnation dans le registre de pur imaginaire. Nous ne pouvons pas en tant que psychanalystes nous contenter de nous en tenir à la condition singulière de la figuration du mal, nous sommes contraints à envisager son expression au niveau collectif, dans la mesure où, pour reprendre la formulation de Paul Ricœur, le mal... acte que tout individu commence est aussi un acte qui met à mal le contrat social et le code des lois (Ricoeur P., Le Mal, Un défi à la théologie et à la philosophie, Labor et Fides, 2004). Je relèverai bien le défi contenu dans l’ensemble de questions concernant l’esprit humain et son marquage ambivalent du signe de l’amour du bien et du mal en répondant non par une pirouette mais par une profession de foi (J’entends ici cette dimension de la démarche religieuse au sens où l’entend Sophie de Mijolla comme recherche d’une possibilité de sortir des bornes narcissiques grâce à l’amour de l’homme pour Dieu répondant à l’amour de Dieu pour l’homme - De Mijolla-Mellor. Le mal est une mauvaise rencontre, Topique, 91, EdT, 2005).
Je prendrai alors le risque de me demander à voix haute si la méprise de l’esprit humain ne consisterait pas justement à cette prétention narcissique à se croire première et dernière ressource de la condition humaine en faisant fi par la même de toute transcendance. Et si, malgré tout le chemin parcouru, par la civilisation, l’Esprit de Dieu et l’Esprit de Satan perduraient et séjournaient au cœur de l’esprit humain ne serions-nous pas contraints alors à reconsidérer l’Apocalypse et son Au-delà ? Entre catastrophe et métamorphose ? Allez, il y a encore de l’espérance.
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Et figurant dans les actes publiés en ligne .
Argument : Texte de la rencontre avec Fethi Benslama qui a eu lieu le 29 novembre 2008 à Lyon dans le cadre du CYCLE "PSYCHANALYSE ET SPIRITUALITES".
Arguments :
Argument : Texte de la Conférence "Le psychanalyste entre athéisme freudien et ouverture à l'écoute de « l'évènement intérieur » du sujet." présenté et discuté dans le cadre du CYCLE "PSYCHANALYSE ET SPIRITUALITES" et qui s'est tenue le samedi 17 mars 2007 à Lyon.
Table des matières :
Présentation : Dans le cadre du cycle "Psychanalyse et Spiritualités", une journée fut consacrée à Lyon samedi 7 janvier 2006 à discuter le livre Le Besoin de croire - Métapsychologie du fait religieux, de Sophie de Mijolla-Mellor, Dunod 2004 et dont témoignent les contributions suivantes.
Vous trouverez ci-joint la première de couverture ainsi que toutes les informations vous permettant de vous procurer cet ouvrage.