Ce texte a été présenté le 14 juin au séminaire « Interpréter, lire, écrire : Littérature et Psychanalyse », organisé et animé par François Richard et Laurence Aubry au sein de la SPP .Comme son intitulé l’indique, il s’agit d’explorer les liens entre psychanalyse et littérature, tant du côté de la clinique et de la théorie que de celui de la création et de la critique. Fonctionnant depuis trois ans, c’est un séminaire ouvert au public qui fait intervenir des psychanalystes de différentes sociétés (SPP, APF, Quatrième Groupe, et des écrivains (Geneviève Brisac, Dominique Barberis, cette année).
Ce texte rassemble les différentes interventions et les réponses de Marc Bonnet lors de la demi-journée de travail organisée autour de son livre le Samedi matin 3 décembre 2022, au Jardin Couvert, 12, rue Auguste Lacroix, Lyon 3ème.
59 pages pages.
Mon attention a été attirée récemment par la réaction de collègues sur le fait que le Site internet du Quatrième Groupe avait seulement publié des contributions à partir de la barbarie des attentats perpétrés par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023. Lire le texte téléchargeable en pdf
1 pages.
Nous ne pouvons passer sous silence cette nouvelle attaque terroriste sanglante, [...]. Une nouvelle fois, une fois de plus, cela m’a rapprochée de l’échange de correspondance entre EINSTEIN et FREUD en juillet 1932, quelques années avant la guerre de 1939-45. Lire le texte téléchargeable en pdf
3 pages.
Le texte qui suit a été écrit dans les jours qui ont suivi l’attentat effroyable que la population israélienne a subi le 7 octobre. Il s’inscrit dans l’actualité de cet évènement et les bombardements de Gaza qui s'en sont suivis en riposte. En tant que psychanalystes, nous avons à faire savoir, combien la situation présente qui nous traverse tous, nous concerne au plus près aussi bien en tant que praticiens de la psychanalyse qu’en tant que citoyens, et plus simplement en tant qu’êtres humains. Lire la suite
Il s'agit de l'ouverture à d'autres textes concernant l'attaque terroriste du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023 :
Quel effroi devant l’attaque terroriste menée par le Hamas sur des bébés, des enfants, des adolescents, des femmes, des hommes, des vieillards. Certains ont été surpris dans leur liberté festive (une rave-party), d’autres dans leur vie amicale, familiale, d’autres encore dans leur lit. Comment trouver les mots pour dire la barbarie de ce massacre, pour dire cette volonté d’éliminer ceux qui dansent, grandissent ou vieillissent, ceux qui vivent. Ce n’est pas seulement Israël qui est attaqué, c’est la cause palestinienne elle-même, c’est l’humain en chacun de nous, sa vulnérabilité, son désir de vivre, sa vie. Pour tuer aussi froidement, rapidement, prendre des otages civils, torturer, il faut à la fois avoir perdu la reconnaissance de l’autre en tant qu’humain et sa propre « identification à l’espèce humaine » (Nathalie Zaltzman), avoir acquis une capacité d’indifférence radicale à la souffrance de l’autre, être aux prises avec une destructivité qui est aussi une auto-destructivité, une haine de la vie, une véritable culture de mort.
Nous, psychanalystes, qui travaillons avec les effets psychiques des situations traumatiques, avons à chercher les mots qui permettraient d’éviter la transformation de l’effroi en haine.
Nous sommes, encore et à nouveau, devant la question irrésolue posée par Freud en 1929, dix ans après la première guerre mondiale et dix ans avant la deuxième : « La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement (S. Freud, 1929 , Le malaise dans la culture, O.C. XVII, PUF, 1994, p.333). »
Le 13/10/2023
Pierrette Laurent
Présidente du Quatrième Groupe
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Que l’Education Nationale envisage cette rentrée d’ajouter à l’instruction des « cours d’empathie » a fait doublement sourire : si tant est que celle-ci s’enseigne, la mesure révèle plutôt le problème impossible à affronter : lire la suite
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« Parler de notre dépassement actuel par les techniques est donc un faux problème : les techniques sont « dépassantes » et le point angoissant n’est probablement pas là » nous dit André Leroi-Gourhan, lire la suite...
Distinguer méthode et technique, au temps des origines de la psychanalyse, ouvre des questionnements aujourd’hui. Texte téléchargeable en pdf
Ce texte, élaboré au sein du comité du Site entre plusieurs de ses membres, met en discussion la pensée de deux philosophes intéressés par le thème des machines : Jean Vioulac et Anne Alombert.
Quelques-unes des questions que ça pose à la psychanalyse sont ensuite évoquées. Lire le texte téléchargeable en pdf
Premières lignes : Au moment de présenter une expérience d’écriture, très récente pour moi, celle d’un roman, mon premier roman, Ombres grecques, paru en 2022, j’ai été saisi par la conscience vive qu’à parler d’un geste aussi intime que peut l’être l’écriture de fiction, il allait falloir aborder aussi sincèrement que possible des questions qui ne toléreraient pas la protection dont bénéficie un exposé de nature générale ou théorique...
Si Freud a pu au lendemain de la guerre de 14-18 nommer la pulsion de mort qu'il théorise comme une fiction, repérer la déliaison et en limiter les effets grâce à ce qui fonctionne comme pensée de survie, qu'en sera-t-il pour nous aujourd'hui ? Serions-nous condamnés à régresser par absence de mouvement de pensée permettant la lutte contre les pulsions mortifères qui animent l'humanité avec les génocides et écocides des 20ème et 21ème siècles ?
Ne s'agirait-il pas de donner sens à cette quatrième blessure narcissique : le moi non seulement n'est plus maître en sa maison mais l'homme occidental est désormais déporté de la place centrale, prédatrice et dominatrice, qu'il a cru pouvoir occuper au sein de la nature. L'ère géologique de l'anthropocène fait suite au quaternaire, conséquence du fait que l'homme a façonné la terre d'une manière irréversible - ce qui est unique dans l'évolution de notre monde.
La psychanalyse seule est-elle suffisante et adéquate pour reconnaître et appréhender, en les nommant, de tels désastres ? Nous donner des moyens de lutte grâce à la compréhension de nos résistances inconscientes constitue-t-il une éthique acceptable face à nos responsabilités ....? Pouvons-nous, pour penser la psyché individuelle contemporaine et aider nos patients dans l'intimité de nos cabinets pourtant infiltrés à nos corps défendants par le réel traumatique, nous priver d'un regard sur le monde qui passe par les autres sciences humaines, l'anthropologie, l'ethnologie, la sociologie, la philosophie ou encore par l'art, mais aussi par les avancées des sciences dites dures, en partie responsables du monde actuel par les "progrès" techniques qu'elles ont permis ?
Ce sont ces paradoxes contemporains que j'ai tenté d'explorer dans ma présentation " L'Amazonie rêvée de Sebastiao Salgado : Réflexions sur la guerre et la fin du (ou d'un) monde. Guerre et territoire " à la séance du 15 Mars 2022 du Séminaire de Ghyslain Lévy " Penser avec le mal ". La guerre en Ukraine et le rapport du GIEC sur le climat sont venus nous en rappeler brutalement l'actualité brûlante, et l'absolue nécessité de tenter de trouver "quelques idées pour retarder la fin du monde" comme le formule avec humour et résilience le penseur brésilien Ailton Krenak. Télécharger le texte " Amazonie rêvée, guerre et territoire " en pdf
Prendre concience aujourd'hui de l'état d'esprit dans lequel était Freud au début de la Première Guerre mondiale a quelque chose de poignant. Sa description d'une perte civilisationnelle immédiate pour les européens d'alors nous reste très proche, à nous les européens d'aujourd'hui.
Lire l'article sur le site " Le web et l'inconscient " par le lien suivant https://www.inconscient.net/guerre.htm
Pour-quoi la culture ?
Taras Chevtchenko 1814 – 1861
Né à Moryntsi dans le sud de Kyiv, mort en exil à Saint-Petersbourg en 1861, T. Chevtchenko a combattu la dictature impériale. Ayant vécu dans la condition de serf pendant dix ans, racheté à son maître après que l’on avait remarqué son talent de peintre, s’étant engagé comme intellectuel contre l’absolutisme tsariste qui ruinait la culture de son pays, il fut emprisonné, interdit de peindre et d’écrire pendant dix ans et exilé à vie d’Ukraine. Il est mort l’année de l’abolition du servage et dans sa courte vie, n’a connu que neuf années de liberté ; son destin fut tragique. Les écoliers apprennent ses poèmes et c’est en quelque sorte le Victor Hugo des Ukrainiens. Il est célébré chaque année sur une colline qui surplombe la plaine du Dniepr où ses cendres ont été ramenées. L’Université principale de Kyiv porte son nom, les défenseurs de Maïdan arboraient son portrait en 2014 et ils scandaient ses vers devenus des slogans « Luttez, vous vaincrez ».
Aujourd’hui de nouveau… Mais, il est temps de laisser la parole au poète:
Cela m'est vraiment bien égal
De vivre en Ukraine ou ailleurs.
Qu'on m'oublie ou qu'on se souvienne
De moi dans ces neiges lointaines
Combien cela peut m'être égal !
J'ai dû grandir, esclave, à l'étranger
Et sans être pleuré des miens
Esclave en pleurant je mourrai
En emportant tout avec moi,
Ne laissant pas la moindre trace
En ce glorieux pays d'Ukraine
Le nôtre — et qui n'est plus à nous.
Le père en parlant à son fils
Ne dira pas : " Prions pour lui,
Fils, car c'est pour l'Ukraine
Qu'il fut torturé autrefois ".
Cela m'est égal si plus tard
Ce fils prie pour moi ou non,
Mais ce qui ne m'est pas égal
C'est de voir l'ennemi perfide
Assoupir l'Ukraine et la réveiller
Dépouillée, au milieu des flammes.
Oh ! Voilà ce qui ne m'est pas égal !
Taras Chentchentko,1847 - Traduit par Kaléna Uhryn
Article accessible sur le site Inconscient.net à l'adresse ci-après: https://www.inconscient.net/teleanalyse.htm
Commentaires :
C’est avec une extrême tristesse que nous avons appris le décès de notre collègue et ami, Jean-Pierre Chartier, d’une disponibilité constante pour la cause analytique et d’une attention sans faille pour le Quatrième Groupe. Jean-Pierre était toujours présent en dépit de ses multiples investissements, et cette fidélité pour notre institution est à la mesure de son engagement.
Ses travaux scientifiques sont bien connus et constituent des points de repères dans le champ théorico-clinique de l’adolescence et dans l’introduction à la pensée freudienne, contributions dans le champ de notre discipline qui marqueront des générations de cliniciens.
De nombreux témoignages nous sont parvenus, ils parlent aussi de l’Homme ... qui se singularisait tant par sa simplicité, son humour que par ce qu’il laissait entrevoir de sa fantaisie, de sa vivacité, et de ses paradoxes. Je souhaite souligner aussi la dimension humaniste de ce brillant praticien qui aimait parler simplement de concepts fondamentaux en psychanalyse en se faisant comprendre de tous.
Et je choisis de laisser la parole à une participante du Quatrième groupe qui fut accueillie, il y a de nombreuses années, par Jean-Pierre Chartier.
Brigitte Dollé- Monglond
Présidente du Quatrième Groupe
C’était « dans les années 1990, premier contact d'une littéraire avec le Quatrième Groupe: l'accueil de Ferran Patuel-Puig, puis d'un premier groupe de travail, Lecture de Freud - étude des concepts fondamentaux de la psychanalyse (le seul ouvert à l'époque aux non-praticiens). C'est Jean-Pierre Chartier qui l'anime, avec tant de bienveillance et de gaieté qu'il est impossible de ne pas s'y sentir parfaitement à l'aise, aussi chacun va s'engager dans le travail bien au-delà de ce qu'il avait imaginé.
Là, j'ai découvert le mode de formation du Quatrième Groupe, et pris le goût non seulement de lire mais d'étudier, à plusieurs voix, le texte et la pensée de Freud. Il fallait beaucoup de générosité et d'ouverture pour renouveler, tous les deux ans, cette proposition aux nouveaux arrivants, quand d'autres groupes de travail auraient sans doute bien plus apporté à un analyste chevronné. Et beaucoup de science, sans la moindre hauteur, pour inviter de simples analysants sur cet accès royal à la psychanalyse que sont les écrits de Freud sur sa méthode.
Au bout de deux ans, le cycle a pris fin (mais pas ma lecture ainsi impulsée), il m'a laissé l'impatience de revenir, clinicienne débutante, dans pareille société. Jean-Pierre Chartier, aussi peu oubliable qu'un beau souvenir d'école.
Brigitte Galtier.
Commentaires :
Hommage à Jean-Pierre Chartier
C’est en tant qu’ancien étudiant à l'Ecole de Psychologues Praticiens, puis participant au groupe de travail : « lecture de Freud », que je souhaiterais rendre hommage à Jean-Pierre Chartier.
Son engagement passionné pour la psychanalyse se retrouvait dans son souci de transmission de celle-ci. Son propos toujours clair, pédagogique, en offrait une vision critique, jamais dogmatique, mais toujours d’une grande richesse clinique ; et ouvrait souvent pour ses interlocuteurs comme ses lecteurs des perspectives extrêmement stimulantes.
Je retiendrais entre autre, l'idée passionnante, que le cadre analytique, le clinicien le porte en lui. Par ses qualités humaines : sa disponibilité, son enthousiasme, son ouverture d’esprit, son humour, il savait se rendre accessible et faire partager son plaisir d’échanger autour de la théorie freudienne. Ainsi que l'intérêt de lire et relire Freud tout au long de sa vie, et de son cheminement analytique.
De son approche si originale, nombre de ses étudiants garderont sans doute la trace.
Philippe Plawecki
Participant du Quatrième Groupe.
Bibliographie :
Freud A., Le moi et les mécanismes de défense, Paris, PUF, 1973 .
Devereux G., Essais d' ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1977 .
Plath S., La cloche de détresse, Paris, Denoël, 1972 .
Plath S., Journaux 1950-1962, Paris, Gallimard, 1999 .
Commentaires :
Danse au-dessus du vide : histoires d' adolescences
Pourquoi choisir de réfléchir et de parler sur l' adolescence ? L'adolescent n' est plus tout à fait un enfant, ni encore tout à fait un adulte, il incarne un état transitoire de transformation, de passage . Cette étape, à l' exemple de celles de la naissance et de la toute petite enfance, va se vivre dans la douleur et la violence pulsionnelles, et j' ai souvent été émue de percevoir ou d' imaginer, sous l' enveloppe du jeune homme ou de la jeune fille, le nourrisson impatient, affamé de liens, submergé par le désir de vivre, lancé dans l' aventure excitante mais combien angoissante de cette métamorphose .
Les parents que je rencontre au CMPP appréhendent souvent cette période des années à l' avance . Certains, devant l' opposition manifestée par leur enfant âgé de neuf- dix ans, posent de façon prématurée la question d' un effet de " la crise d' adolescence ", d' autres se rassurent de consulter dés la maternelle, évoquant comme un des effets bénéfiques à long terme, une atténuation de la future " crise " .
Cette période qui sera vécue par l' adolescent, est d' abord imaginée et redoutée par les parents à la manière d' un passager qui embarque pour une traversée dont il imagine par avance la terrible tempête qu' il devra inévitablement essuyer pour enfin arriver à bon port . Cette tempête, les parents l' ont probablement déjà vécue ou approchée lorsqu'ils étaient eux-mêmes adolescents, mais lors des consultations, les souvenirs qu' ils en ont, apparaissent souvent refoulés ou déniés, inaccessibles, au moins dans un premier temps . La description que fait Anna Freud de l' adolescent en 1949, nous paraît à la fois très actuelle et intemporelle : " L' adolescent est extrêmement égoïste, se considère comme le centre de l' univers, le seul objet digne d' intérêt, mais, en même temps, il se montre capable, à un degré auquel il n' atteindra jamais plus dans sa vie ultérieure, de se sacrifier , de faire don de lui-même . Il noue les relations amoureuses les plus ardentes pour les rompre aussi brusquement qu' il les avait commencées, s'adapte avec enthousiasme à la vie de la communauté et a cependant un besoin impérieux de solitude, oscille entre une obéissance aveugle à quelque chef qu' il a lui-même choisi et une révolte violente contre toute autorité quelle qu' elle soit . Intéressé, matérialiste, il est aussi tout plein d' un sublime idéalisme, pratique l' ascétisme, mais a soudain besoin des satisfactions pulsionnelles les plus primitives . A certains moments, il se montre brutal, sans égards pour son prochain, tout en manifestant lui-même une excessive susceptibilité . Son humeur oscille entre l' optimisme le plus souriant et la mélancolie la plus noire, entre une ardeur inlassable au travail et une morne paresse, un manque d' intérêt pour toute chose ." .
Un autre regard, exprimé sur un ton plus polémique et critique, celui de Georges Devereux en 1964 1, élargit l' angle de vue à la société et à ses valeurs, dans laquelle vit l' adolescent : " Dans une conférence prononcée à Tulsa, Oklahoma, devant la County Mental Hygiene Society, j' affirmais que l' adolescent est un idéaliste qui, si nous ne lui offrons rien de valable à conquérir ou à défendre, se bat pour se battre et lutte pour lutter .Nous nous proposons à présent de démontrer que les jeunes dévoyés des deux sexes sont destructeurs parce que nous ne leur offrons rien de plus créateur, rien de plus exaltant à défendre que le football, les H.L.M., les assurances sur la vie et cette pseudo-idéologie à l' eau de rose du " cadre " de quelque grande industrie, avide de prestige . Le dénuement absolu de l' adulte occidental en matière d' idéal – qui est foi véritable, engagement total – a fait du monde où nous vivons une terre inhospitalière, presque inhabitable pour l' adolescent qui , contrairement à l' adulte est un être intact, un être qui ne bedonne pas encore intellectuellement et ne souffre pas encore d' une dégénérescence graisseuse du cœur . Aussi réagit-il avec infiniment plus de violence que l' adulte à cette carence morale, éthique, profondément affective et intellectuelle, sans doute parce qu' il souffre plus du besoin de goûter aux joies et aux peines les plus nobles, à celles qui font de l' homme plus qu' un homme au sens strictement taxonomique du terme . Dans certains cas, la délinquance elle-même n' est qu' une manifestation de pouvoirs créateurs contrariés, inhibés dans leur maturation et leur épanouissement . " .
Ces textes nous évoquent nombre de personnages adolescents de la Culture et de l' Histoire, et mettent l' accent sur la demande intense, voire insatiable et débordante, qu' adresse l' adolescent au psychisme de l' autre, parent ou substitut parental .
Le psychanalyste a ses mots et ses concepts propres pour penser cette étape de la vie, et je vous invite à imaginer un adolescent en train de flotter dans les airs entouré de petits ballons sur lesquels sont inscrites des notions du corpus analytique, peut-être ressentons- nous alors comme lui, une impression de vertige devant le travail psychique à effectuer pour espérer retomber sur ses pieds !
Que pouvons-nous tenter de lire, de comprendre, d' interpréter, au travers de ces mouvements désordonnés et rapides!
Effraction psychique, rupture de la continuité psychique, séparation, narcissisme, construction de l' identité sexuée, subjectivité, bisexualité, angoisses archaïques de chute et d' écoulement, peur d' être vidé, transpercé, possédé, passivé, conflit oedipien, clivage, pulsions sexuelles, pulsion d' emprise, masochisme, symbolisation, procédé auto-calmant, voilà quelques unes des clés conceptuelles utiles pour approcher le sens du travail psychique, qui attend l' adolescent sur le chemin de la découverte de l' objet sexuel .
Nous nous réfèrerons pour illustrer la complexité de ce périlleux voyage, aux itinéraires d' une jeune fille de 19 ans et d' un jeune homme de 17 ans, de la littérature américaine des années 1960 et 1950 .
La cloche de détresse de Sylvia Plath
Il s' agit de l' unique roman de cette très grande poète, écrit en 1963, que l' on peut qualifier d' autobiographique, et dont la parution précède d' un mois le suicide de son auteur à l' âge de trente et un ans . Sylvia Plath est née en 1932 dans la banlieue de Boston, elle écrit ses premiers vers à l' âge de huit ans et la même année son père meurt brutalement, Sylvia et son petit frère ne verront pas leur père à l' hôpital et n' assisteront pas à son enterrement . De la fin de l' enfance aux derniers jours de sa vie, elle écrit, montrant sans relâche son amour et son besoin des mots pour exprimer les terribles tensions ressenties entre ses inhibitions, ses idéaux et la réalité. Elle ressent la peur que son monde interne ( son self ) disparaisse, laissant la place à la panique et au chaos, il y a aussi la hantise de la mère vivante, et le deuil interminable du père mort, devenus des fantômes dans l' écriture poétique, le vécu temporel trop violent impossible à maîtriser autrement que par le sentiment submergeant du vide, de l' inutile ou de la mort . Elle écrit ainsi dans son Journal :
" Le temps : vague colossale, la marée qui
déferle sur moi, me noyant, me noyant . "
ou encore :
" Je ne fais pas confiance à l' esprit . Il s' échappe comme
de la vapeur .
Dans les rêves, par le trou de la bouche ou de l' œil . Je
Ne peux l' arrêter . Un jour il ne reviendra pas . "
Sylvia Plath traduit par ses mots tout à la fois aveuglants, tranchants, glacés et profondément vivants, et son langage heurté et éclaté, le bilan désastreux d' un cataclysme psychique ancien, auquel elle ne se résout pas, et dont elle tente de maîtriser la charge affective insupportable . Cause déclenchante, également, de certains agirs adolescents, qui surprennent par leur soudaineté et leur violence .
En 1953, Sylvia Plath est hospitalisée en psychiatrie après une tentative de suicide, subit des électrochocs et accepte finalement des entretiens avec le docteur B., période qu' elle évoque dans La cloche de détresse. Elle publie des poèmes pendant ses années d' université, remporte des prix, mais doute d' elle-même, craint de rester un écrivain mineur, oscille entre des moments d' exaltation et d' angoisse, elle dévoile dans son Journal ses abîmes intérieurs :
" repli soudain du monde phénoménal, qui ne laisse rien derrière lui . Que des lambeaux " .
Sylvia Plath épouse en 1956 le poète anglais Ted Hugues, une fille et un garçon naissent en 1960 et 1962, elle poursuit son œuvre tout en ressentant douloureusement les charges matérielles de sa vie . Le couple se sépare, lorsqu' elle apprend que son mari a une relation avec une amie, poète également . Tous les matins, à l' aube, avant le lever de ses enfants, elle écrit un poème, quelquefois plusieurs . Elle loue à Londres une maison autrefois occupée par le poète Yeats, mais l' hiver 1963 est terriblement froid, la lumière et le chauffage sont régulièrement coupés, les canalisations gèlent, elle ne réussit pas à obtenir le téléphone . Malgré tout, elle continue d' écrire intensément, tout en s' occupant de ses enfants avec l' aide d' une jeune fille au pair . Elle avait pris rendez-vous avec un psychothérapeute et avait écrit à son ancien psychiatre, fait part à des amis de son épuisement, mais elle se suicide le 11 février 1963 .
La cloche de détresse retrace l' été passé à New York en 1953, par Sylvia-Esther, brillante lauréate d' un concours de poésie organisé par un magazine de mode, séjour qui se terminera par son hospitalisation en psychiatrie après une tentative de suicide . Esther a dix-neuf ans, et dés les premières pages, elle exprime un vide intérieur, vécu de mort de ses objets internes, envahissant, et le lecteur est immédiatement happé par l' inquiétante étrangeté ressentie par la jeune fille : " C' était un été étrange et étouffant . L' été où ils ont électrocuté les Rosenberg. Je ne savais pas ce que je venais faire à New York . Je deviens idiote quand il y a des exécutions . […] Je me rendais bien compte que cet été quelque chose ne collait pas en moi . Je ne pouvais penser qu' aux Rosenberg ou comme j' avais été idiote d' acheter tous ces vêtements inconfortables et chers qui pendaient comme des poissons morts dans mon placard, ou bien comme tous ces petits succès que j' avais accumulés joyeusement au collège et qui se réduisaient à néant devant les façades de verre ou de marbre scintillants de Madison Avenue . […] J' étais censée être on ne peut plus heureuse . […] Seulement je ne contrôlais rien du tout . Je ne me contrôlais même pas moi-même . Je ne faisais que cahoter comme un trolleybus engourdi, de mon hôtel au bureau, du bureau à des soirées, puis des soirées à l' hôtel et de nouveau à mon bureau . Je suppose que j' aurais dû être emballée comme les autres filles, mais je n' arrivais même pas à réagir . Je me sentais très calme, très vide, comme doit se sentir l' œil d' une tornade qui se déplace tristement au milieu du chaos généralisé . "
Une sortie improvisée avec une amie et deux garçons rencontrés par hasard, met Esther en situation de spectatrice de la sexualité des autres, elle ne peut supporter le rapprochement sexuel avec un garçon tout en l' imaginant et en le désirant, elle ne peut assumer son désir et sa curiosité sexuelle et se présente alors sous une fausse identité . Elle n' est plus Esther Greenwood de Boston, mais Elly Higginbottom de Chicago, malgré cela, l' angoisse est trop forte, et Esther prend la fuite pour se réfugier dans son hôtel et dans le réconfort enveloppant d' un bain chaud : " Plus je restais dans l' eau claire et chaude, plus je me sentais pure, et quand finalement, je suis sortie et que je me suis enveloppée dans une énorme serviette de bain douce et blanche de l' hôtel, je me sentais aussi pure et douce qu' un nouveau-né . "
La rédactrice de mode, auprès de laquelle elle effectue le stage qui lui a été offert en tant que lauréate, est perçue de façon ambivalente par Esther, qui souhaite être appréciée par celle-ci, l' éblouir par sa créativité, mais qui en a aussi très peur . L' échange et la collaboration avec ce substitut maternel, désirés mais aussi redoutés, réactivent doutes et angoisse chez la jeune fille, qui se met finalement en échec . Elle cherche alors dans l' évocation du souvenir de sa relation avec un jeune homme présenté comme son fiancé, et dans des tentatives de rencontres sexuelles avec d' autres garçons dans la réalité, à se restaurer narcissiquement . Ces tentatives échouent, et Esther décide précipitamment de rentrer chez elle et de retrouver sa mère, mais juste avant son départ, elle exprime des angoisses de chute et de perte de son enveloppe corporelle qu' elle tente de maîtriser par un acte symbolique, et l' amorce d' un futur retournement de son agressivité contre elle-même, avec des mots d' une intense poésie tragique : "A l' heure vague entre les ténèbres et l' aube, le solarium de l' Amazone était désert. Silencieuse comme un voleur dans ma robe de chambre imprimée d' épis de blé, je glissais lentement vers le parapet . Il m' arrivait presque aux épaules, alors j' ai tiré une chaise longue du tas contre le mur et je suis montée sur cet escabeau précaire .
Un vent vif faisait voleter mes cheveux au-dessus de ma tête . A mes pieds la ville avait éteint ses lumières pendant son sommeil, les immeubles devenaient noirs, comme des funérailles .
C' était ma dernière nuit .
J' ai attrapé le paquet que j' avais emporté et j' ai tiré sur un pan clair. Un jupon élastique sans ceinture, il avait perdu sa souplesse avec l' âge, a glissé dans ma main . Je l' ai brandi comme un drapeau d' armistice, une fois, deux fois…
Le vent l' a emporté et je l' ai laissé s' envoler .
La tache blanche flottait dans la nuit, elle a commencé sa lente descente . Je me demandais sur quel toit, dans quelle rue, elle finirait sa course .
J' ai fouillé à nouveau dans le tas .
Le vent a fait un effort, mais l' ombre noire comme une chauve-souris s'est quand même échouée sur le jardin suspendu de l' immeuble d' en face .
Petit à petit j' ai donné ma garde-robe en pâture au vent, et voletant comme les cendres d' un bien-aimé, les chiffons tristes disparaissaient pour s' établir ici ou là, je ne saurais jamais précisément où, dans le cœur noir de New York . "
De retour chez elle, Esther projette d' écrire un roman autobiographique . La communication avec sa mère reste superficielle, sans prise en compte de son altérité et de sa subjectivité, et celle-ci lui conseille d' apprendre la sténo comme elle l' a fait elle-même, pour trouver un travail . En lisant un livre de Joyce, Esther a une perception hallucinatoire des lettres qu' elle transforme en petits diables, elle s' interroge sur son avenir et n' imagine que le vide, no future, selon la formule plus actuelle : " Je voyais les années de ma vie jalonner une route comme des poteaux télégraphiques, reliés les uns aux autres par des fils . J' en ai compté un, deux, trois…dix-neuf poteaux mais après…les fils dansaient dans le vide . Malgré tous mes efforts je ne voyais pas de poteaux après le dix-neuvième . "
Pendant plusieurs semaines, Esther ne mange plus, ne dort plus, elle garde ses vêtements, ne se lave plus, elle tente de donner un sens à sa souffrance en lisant des livres de psychologie pathologique . Elle consulte un psychiatre, encouragée par sa mère, mais refuse de retourner à la clinique après une séance d' électrochocs subis sans anesthésie préalable .
Son projet de suicide se concrétise au fil des jours, et avant de passer à l' acte Esther se rend sur la tombe de son père : " J' avais décidé que lorsqu' il ne me resterait plus d' argent à la banque je le ferais; et ce matin–là j' avais dépensé tout ce qui me restait en achetant cet imperméable .
J' ai enfin trouvé la tombe de mon père . […]
J' ai disposé au pied de la tombe la botte d' azalées que j' avais arrachées sur un arbuste à l' entrée du cimetière . Mes jambes ont cédé sous moi et je me suis retrouvée assise dans l' herbe détrempée . Je ne savais pas pourquoi mais je pleurais toutes les larmes de mon corps.
Je me suis souvenue que je n' avais pas pleuré lors de la mort de mon père .
Ma mère non plus n' avait pas pleuré . Elle s' était contentée de sourire en disant que la mort était une bonne chose pour lui, s' il avait survécu il serait infirme, invalide à vie et ça, jamais il ne l' aurait supporté, il aurait cent fois choisi la mort .
J' ai appuyé ma tête sur la douce surface de marbre et j' ai hurlé ma peine à la pluie froide et salée .
Je savais exactement comment m' y prendre . "
Ultime tentative pour Esther de retrouver un lien psychique et sensoriel avec un bon objet contenant identifié au père, et d' attaquer en elle le mauvais objet identifié à la mère .
Après avoir survécu à une ingestion massive de somnifères, Esther séjourne dans une clinique privée où elle est traitée par électrochocs, pratiqués cette fois sous anesthésie, et rencontre une psychiatre avec laquelle elle réussit à nouer un lien thérapeutique dans la confiance . Au cours de son séjour à la clinique, elle formulera ainsi son vécu d' étouffement psychique, évoquant l' enfermement dans une impossible différenciation d' avec l' objet primaire : " […] où que je me trouve – sur le pont d' un navire, dans un café à Paris ou à Bangkok - je serais toujours prisonnière de cette cloche de verre, je mijoterais toujours dans le même air vicié . […] L' air de la cloche me confinait comme de l' ouate, je ne pouvais même pas bouger . "
Les entretiens psychothérapiques permettront à Esther de s' interroger sur la différenciation sexuelle de ses objets intériorisés, et de poser au travers de la formulation de ses fantasmes la question de son identité sexuée . Elle tentera après une demande de contraception, la rencontre génitale avec un homme . L' année suivante elle reprendra ses études, et les poursuivra brillamment .
Sylvia Plath nous fait ressentir par la vérité poétique et sensorielle de ses mots, l' étendue de la souffrance que peut vivre un adolescent, fragilisé au préalable dans ses assises narcissiques et dans la qualité de ses objets internes, au moment de ce difficile travail de construction de son identité .
L' attrape-cœurs de Jerome David Salinger
Ce roman publié en 1951 par l' écrivain américain alors âgé de trente deux ans, nous fait vivre les trois jours d' errance et de solitude que passe à New York un jeune homme de dix-sept ans, Holden Caulfield, qui vient une nouvelle fois d' être renvoyé d' une école préparatoire en raison de son manque de travail, il échoue en effet dans toutes les matières, sauf en anglais . Holden nous apparaîtra comme un jeune homme très intelligent, passionné de littérature, qui tente, par ses agirs et ses représentations imaginaires débordantes, de figurer ses conflits intérieurs . Ecrit à la première personne, dans un style parlé, familier, souvent injurieux, le texte nous transmet au plus près de l' affect et de l' intime, les pensées, les souvenirs, les désirs et les angoisses d' un adolescent en train de perdre pied, pris dans la dynamique contradictoire et pour lui apparemment impossible à dépasser seul, de la perte déprimante de son statut d' enfant et de son envie d' accéder à une sexualité adulte .Nous découvrons en effet à la fin du roman, qu' Holden se trouve dans une structure de soin, il évoque la présence d' un psychanalyste et précise qu' il est tombé malade après son retour dans sa famille .
Ce roman devenu un classique, après avoir d' abord été interdit et mis sur La Banned Books List, est maintenant étudié dans les écoles aux Etats-Unis et au Canada . L' attrape-cœurs a rendu son auteur célèbre, et bien que celui-ci ne l' ait jamais confirmé, il est inspiré d' éléments autobiographiques . Il est également significatif qu' après cette publication, Salinger se soit replié sur le plan social, et que tout en continuant à écrire, il ait publié de moins en moins .
Au début du roman Holden va faire ses adieux à l' un de ses professeurs, légèrement souffrant et alité, et dont il va attentivement scruter le corps, à la recherche de signes révélant la maladie et la décrépitude, puis nous livre les pensées qui lui viennent pendant cette rencontre, à propos de son âge : " J' ai hoché la tête . J'ai la manie de hocher la tête . J' ai dit "ouah " . Parce que, aussi, je dis "ouah " . En partie parce que souvent j' agis comme si j' étais plus jeune que mon âge, j' avais seize ans à l' époque et maintenant j' en ai dix-sept et quelquefois j' agis comme si j' en avais dans les treize . Et le plus marrant c' est que je mesure un mètre quatre-vingt-six […] Et pourtant j' agis quelquefois comme si j' avais dans les douze ans ; tout le monde le dit, spécialement mon père . C' est un peu vrai . Mais pas vrai cent pour cent . "
Une question s' impose souvent à lui, dans les moments d' intense solitude, lorsqu' il se perçoit à une distance infranchissable des autres, dans une communication évoquant un faux-self :
" J' habite New York, et je pensais au lac de Central Park, en bas vers Central Park South . Je me demandais si l' eau serait gelée quand je rentrerais à la maison, et si elle l' était, où seraient allés les canards . Je me demandais où vont les canards quand l' eau prend en glace, qu' il n' y a plus que de la glace . Je me demandais si un type vient pas avec un camion pour les emporter dans un zoo . Ou ils s' envolent on ne sait où . "
Holden ressent de façon projective quelque chose qui est en train de se geler en lui-même et dans ses relations aux autres, des aspects internes figés préexistants, qui s' intensifient de façon défensive, face au bouillonnement et à l' emballement pulsionnels, caractéristiques de cette phase de son développement .
Tout comme le faisait Esther, Holden, dans l' incertitude de son identité et dans la fragilité de sa position subjective, au gré de ses interlocuteurs, change de nom, de prénom, d' âge, d' adresse, il s' invente des maladies, des projets, d' autres vies . Holden est envahi par ses préoccupations concernant le rapprochement sexuel avec les filles, qu' il désire, et en même temps, qui le terrifie. Il réussit à exprimer ses difficultés dans un échange avec un copain plus âgé qui a l' expérience de plusieurs relations sexuelles et dont le père est psychanalyste : "
" J' ai dit " Peut-être que j' irai en Chine . Ma vie sexuelle est branquignole .
- Rien d' étonnant . Ton esprit manque de maturité ."
" J' ai dit " C' est bien vrai, je le sais . Tu veux que je te dise mon problème ? Je peux pas arriver à être intéressé sexuellement – je veux dire vraiment intéressé - par une fille qui ne me plait pas tout à fait . Je veux dire qu' il faut qu' elle me plaise totalement . Sinon mon foutu désir d' elle, il fout le camp ."
Nous percevons la difficulté que rencontre Holden, à lier les courants tendre et sensuel, dans la constitution de son objet sexuel .
Plus tard, pendant son errance, Holden voudra tenter une relation sexuelle avec une prostituée, puis, mis dans la situation, la refusera, préférant plutôt parler avec elle . Il ressent une baisse de son excitation sexuelle qui se transforme en affect dépressif, et sa culpabilité le fera ensuite rechercher une punition . Après avoir remarqué et jalousé la virilité qui émane du corps du proxénète, il provoquera celui-ci et se fera violemment frapper. Ensuite, pour tenter d' apaiser ses souffrances physique et psychique, il s' alcoolise, imagine un scénario dans lequel il troue le ventre du proxénète de six balles de révolver ( " Six balles en plein dans son gros bide poilu . " ), puis prend un bain, et envisage avant de s' endormir la possibilité de se suicider .
" Puis je suis retourné me coucher . J' ai mis pas mal de temps à m' endormir . J' étais même pas fatigué . Mais finalement, le sommeil est venu . Ce qui m' aurait plutôt tenté c' était de me suicider . En sautant par la fenêtre . Je l' aurais probablement fait si j' avais été sûr que quelqu'un prendrait la peine de me recouvrir aussitôt que j' aurais touché terre . "
Holden exprime l' attente déçue d' une enveloppe contenante, face à ce trop-plein émotionnel, qui lui fait manifestement défaut dans ce moment de séparation d' avec son milieu scolaire et d' éloignement de sa famille, moment vécu comme s' il était abandonné pendant une chute . Cette représentation de sa mort, met en scène à la fois l' expression d' une auto-destructivité et d' un appel à l' objet . Il erre seul, souhaitant des rencontres qui se terminent mal, en proie à des sensations contradictoires, il a trop chaud malgré le froid extérieur, ou trop froid, il a faim, mais n' a plus envie de ce qu' il s' est acheté à manger ou à boire, ressent l' angoisse de perdre pied dans une réalité extérieure qui ne semble plus se différencier de sa réalité psychique, intérieur et extérieur se mélangeant : " J' ai marché, j' ai marché dans la Cinquième Avenue, sans cravate ni rien . Et puis tout d' un coup il m' est arrivé quelque chose de vachement effrayant . Chaque fois que j' arrivais à une rue transversale et que je descendais de la saleté de trottoir, j' avais l' impression que j' atteindrais jamais l' autre côté de la rue . Je sentais que j' allais m' enfoncer dans le sol, m' enfoncer encore et encore et personne me reverrait jamais . Ouah, ce que j' avais les foies . Vous imaginez . Je me suis mis à transpirer comme un dingue, j' ai trempé mon tricot de corps et ma chemise . Ensuite j' ai fait quelque chose d' autre . Chaque fois que j' arrivais à une nouvelle rue, je me mettais à parler à mon frère Allie . Je lui disais " Allie, me laisse pas disparaître . Allie me laisse pas . S' il te plaît, Allie " . Et quand j' avais atteint le trottoir opposé sans disparaître je lui disais merci à Allie."
Descendre du trottoir devient une épreuve quasi insurmontable, l' équivalent d' une chute engloutissante . Salinger réussit à nous faire ressentir le petit enfant perdu, aux prises avec des vécus archaïques traumatiques, à la recherche d' une relation et de paroles contenantes, qui revit chez cet adolescent dans la détresse .
Allie est l' un des frères de Holden, de deux ans plus jeune, mort d' une leucémie trois ans plus tôt . Holden est toujours dans le deuil inconsolable de ce frère, qu' il décrit comme un garçon très intelligent, très joyeux, dans la réussite, comme un double positif de lui-même . Il se sentait enveloppé et porté par le regard aimant et encourageant de ce frère perdu, qu' il appelle encore aujourd'hui quand il est submergé par l' angoisse, et il n' y a d' ailleurs aucune trace de jalousie dans le portrait idéalisé que fait Holden de ce petit frère, né quand il avait environ deux ans .
Le portrait qu' il brosse de son frère aîné, uniquement désigné par les initiales D.B., dont il ne précise pas l'âge exact, n' est pas idéalisé, mais c' est à peine si une petite pointe de jalousie s' y exprime . Holden admire la réussite matérielle de ce frère, qui se montre en compagnie d' une très jolie petite amie et qui vit de sa plume à Hollywood . Holden décrit un frère aîné qui essaie de comprendre ses difficultés psychologiques, il lui rend souvent visite pendant son hospitalisation, et il a prévu de le ramener dans la famille à sa sortie . Mais Holden regrette que son frère n' écrive plus de nouvelles ou de romans, seulement des scénarios pour le cinéma, c' est la seule parole critique qu' il se permettra .
Les parents sont décrits avec une distance impressionnante, comme s' ils faisaient partie du décor familial, mais sans lien émotionnel avec leur second garçon . Le père, conseiller juridique, pris par son travail, serait peiné et déçu de l' échec scolaire de celui-ci, et la mère est encore très déprimée par la mort de son troisième garçon . Holden exprime sous forme de scène jouée devant un copain, un jour de fatigue et d' ennui, ses attentes infantiles envers celle-ci :
" Puis j' ai commencé à faire un peu l' idiot .Quelquefois je fais vraiment l' idiot, juste pour pas trop m' emmerder . Ce que j' ai fait, ben j' ai ramené en avant la visière de ma casquette, puis je l' ai tirée sur mes yeux . Comme ça je voyais plus rien . Et j' ai dit d' une voix toute enrouée " Je crois que je suis aveugle " . Et puis " Mère bien-aimée, tout devient tellement sombre . […] Mère bien-aimée, donnez-moi la main . Pourquoi vous me donnez pas la main ? " […] Je me suis mis à tâtonner devant moi, comme un type qui est aveugle, mais sans me lever ni rien . J' arrêtais pas de répéter, Mère bien-aimée pourquoi vous me donnez pas la main . Bien sûr c' était pour faire l' idiot . Le genre de truc que j' aime . En plus je voyais bien que le gars Ackley enrageait . "
Ce passage à la fois littéraire, humoristique, et en profonde résonance avec les angoisses d' abandon et de castration de cet adolescent, nous montre la tentative faite par celui-ci de les figurer et les maîtriser par cette mise en scène ludique .
Il est aussi significatif qu' Holden exprime sa jalousie et son agressivité en dehors de son cercle familial, il se met en conflit avec des pairs ou des garçons plus âgés qu' il provoque, mais l' expression de ces affects est souvent davantage l' objet de rêveries que d' actes, et cette difficulté à diriger vers l' extérieur son agressivité se retrouve dans son désintérêt pour le sport.
Mais le seul membre de sa famille avec lequel Holden semble vivre une relation réellement authentique, de véritable attachement et de confiance réciproques, est sa petite sœur de dix ans . Phoebé est une petite fille très intelligente et vivante, qui s' intéresse au cinéma et à la littérature, elle aime et admire ce grand frère dont elle ressent la souffrance et qu' à l' occasion elle recadre dans la réalité, lorsqu' elle le sent trop envahi par son imaginaire . Avec Phoebé, Holden oscille entre un statut de grand frère protecteur, et un statut de petit enfant perdu et triste à la recherche d' une écoute contenante . Il se sent aimé par cette petite sœur avec laquelle il a des discussions sur ses sentiments et ses projets, devant laquelle il se laisse aller à la tristesse et dont il accepte la contradiction .
Holden s' identifie à des figures souffrantes ou mortes, ou qui incarnent la réparation toute-puissante des angoisses archaïques, figures idéalisées, qui témoignent d' une importante fixation narcissique .
Les thèmes exprimés dans ce dialogue entre Holden et sa sœur, reflètent, malgré les années écoulées, les préoccupations de l' adolescence contemporaine, même si actuellement les mots sont souvent remplacés par des agirs ou des addictions, nous laissant en entretien face à un silence et à un vide associatif :
" […] – Tu aimes jamais rien de ce qui se passe "
Qu' elle dise çà, j' en ai eu le cafard encore plus .
" Mais si . Mais si . Dis pas çà . Pourquoi tu dis çà, bon Dieu ?
- Parce que c' est vrai . T' aimes aucune école . T' aimes pas un million de choses . T' aimes rien .
- Mais si . C' est là où tu te trompes .
[…] Elle a dit " Parce que c' est vrai . Nomme une seule chose " .
L' ennui c' est que je pouvais pas me concentrer vraiment . Par moments c' est dur de se concentrer .
[…] J' ai dit " J' aime Allie et j' aime faire ce qu' on fait en ce moment . Etre assis là avec toi à bavarder et réfléchir à des trucs et …
- […] Trouve encore une chose . Ben ce que tu voudrais être plus tard . Par exemple, ingénieur . Ou conseiller juridique .
- Je pourrais pas être ingénieur . Je suis pas assez fort en sciences .
- Alors conseiller juridique - comme Papa .
- Les juristes sont des gens bien, je suppose, mais çà me tente pas . Je veux dire ce serait des gens très bien s' ils s' occupaient tout le temps de sauver la vie de pauvres types innocents et qu' ils aiment çà, mais c' est pas ce qu' on fait quand on est juriste . Tout ce qu' on fait c' est ramasser du flouze et jouer au golf et au bridge et acheter des bagnoles et boire des martini et être un personnage . D' ailleurs, même s' ils s' occupaient tout le temps de sauver la vie des types innocents et tout, comment on pourrait savoir qu' ils le font parce qu' ils veulent vraiment le faire ou parce que ce qu' ils veulent vraiment faire c' est être un avocat super, que tout le monde félicite en lui tapant dans le dos au tribunal quand le jugement est rendu …"
Holden soulève les questions du vrai et du faux-self, de la place de la créativité dans la vie professionnelle et de son sens existentiel, objets de débats ou de crises inter-générationnels qui ont pris des formes et une importance variables selon les époques et les lieux .
Puis il se met à penser à un poème de Robert Burns, et fait deux lapsus sur son titre, évoquant " Si un cœur attrape un cœur qui vient à travers les seigles ", alors qu' il s'agit de " Si un corps rencontre un corps qui vient à travers les seigles ", lapsus dont le sens apparaîtra dans la rêverie qu' Holden confiera ensuite à sa petite sœur :
" Je me représente tous ces petits mômes qui jouent à je ne sais quoi dans le grand champ de seigle et tout . Des milliers de petits mômes et personne avec eux je veux dire pas de grandes personnes – rien que moi . Et moi je suis planté au bord d' une saleté de falaise . Ce que j' ai à faire c' est attraper les mômes s' ils s' approchent trop près du bord . Je veux dire s' ils courent sans regarder où ils vont, moi je rapplique et je les attrape . C' est ce que je ferais toute la journée . Je serais juste l' attrape-cœurs et tout . D' accord, c' est dingue, mais c' est vraiment ce que je voudrais être . "
L' intensité psychique de ce passage qui a donné son titre au roman, nous met directement en communication avec les angoisses de chute et de morcellement qui assaillent cet adolescent, que cette rêverie poétique tente de figurer . Rêverie immédiatement suivie d' un acte qui permettrait à Holden de poursuivre l' expression et la compréhension de ce qui surgit alors en lui, mais aidé par un adulte, qui jouerait envers lui le rôle de l' attrape-cœur, et dont il ressent alors le besoin incoercible : il décide en pleine nuit de rendre visite à un ancien professeur de lettres, qu' il estime être le meilleur qu'il ait jamais eu . Celui-ci le reçoit aussitôt, l' accueille, et sa femme lui installe un lit, où il pourra passer la nuit quand ils auront fini de parler . Le professeur entame avec Holden un échange que l' on pourrait qualifier de philosophico-psychologique et qui se transforme en monologue, la fatigue submergeant petit à petit l' adolescent . Plus tard Holden manifeste de nouveau un agir, quittant précipitamment l' appartement de son professeur, après avoir perçu celui-ci assis à côté de son lit dans l' obscurité, en train de lui toucher la tête . Le lendemain, Holden mettra en doute l' interprétation perverse qu' il avait d' abord faite du geste de son professeur, et y verra un geste affectueux, apaisant, voire paternel .
Le roman se termine sur le retour d' Holden à son ancienne école primaire . Il veut dire au revoir à sa sœur avant de partir vers une destination lointaine et imaginaire . Nous comprenons qu' Holden est finalement rentré chez lui, puis a été hospitalisé, et qu' il a maintenant la perspective de reprendre ses études à la prochaine rentrée.
Allers-retours entre l' imaginaire et la réalité, le passé et le présent, l' isolement et le risque relationnel, le psychique et le corporel, la poussée pulsionnelle et les défenses, dynamique nécessaire à la mise en forme d' une identité psychique . Nous avons ressenti ces mouvements, angoissants par leur chaos et leur force, par leurs liens aux périodes les plus archaïques de la vie, au travers du récit littéraire de ces deux adolescences et nous les vivons également, me semble-t-il, au travers de nos thérapies aux évolutions les plus favorables .
Je terminerai de façon paradoxale, par une incursion dans la réalité, en rêvant que les établissements scolaires qui reçoivent des adolescents ne se contentent pas seulement d' être scolaires, mais puissent être également des lieux de rencontres et d' expressions culturelles, sous les formes les plus variées, favorisant ainsi la symbolisation et la psychisation dont l' adolescent a un besoin vital pour la construction de son être .
Monique Ponceblanc-Neuvéglise
Avec le temps :
La réflexion présente s’est organisée au fil du temps.
J’ai découvert en 2012, au Théâtre National Populaire de Villeurbanne (69), la pièce de théâtre Qu’est-ce que le temps ? Cette pièce mise en scène par Denis Guenoun, reprend la traduction des Confessions de Saint Augustin, en termes d’Aveux par Frédéric Boyer[1]. Cette pièce était magistralement jouée par un acteur, Stanislas Rouquette, seul de bout en bout de la pièce.
Peu de temps après ce spectacle, mon collègue et ami Éric Van der Stegen me proposait d’intervenir dans le nouvel espace de paroles constitué alors par Les Fontainiers. Il s’agit d’un groupe de réflexion à thèmes divers, à partir d’un film ou d’une pièce de théâtre, vu ensemble par les 20 inscrits à un cycle qui se déploie sur 3 séances. Le groupe des Fontainiers fait partie intégrante des activités du Quatrième Groupe à Lyon. La première session du groupe s’organisait ainsi autour de la problématique : Le Temps. Il s’agissait d’abord de voir ou de revoir avec les membres du groupe d’inscrits au cycle sur le temps, la pièce de théâtre : Qu’est-ce que le temps ? Cette pièce depuis la première de 2012, avait été entre temps jouée de nombreuses fois dans toute la France et lors de cette séance de mars 2013, elle était suivie d’un débat avec le metteur en scène et l’acteur. Je la revisitais avec grand plaisir. Dans ce texte, qui constitue le Chapitre XI de ses aveux ou de ses confessions, Augustin débat de cette problématique du temps, essentielle et fondamentale pour tous les humains et en particulier pour les psychanalystes[2]. Je décidais pour mon intervention dans le cycle de m’intéresser à une notion introduite par Augustin dans son texte consacré au temps à la notion de distension de l’âme qui me paraissait énigmatique. Pour tenter d’éclairer la notion, je me proposais de la mettre en interaction avec une phrase tout aussi énigmatique aussi, de Freud, cette fois : La psyché est étendue et n’en sait rien.
A la même époque, j’étais confronté à la remémoration d’une phrase de Léo Ferré avec laquelle je ne me sentais plus en phase et que j’avais réentendue à cette période, lors d’un récital donné par une amie chanteuse : Natasha Bezriche.
Le texte de ma réflexion devait me revenir ainsi que le débat qui suivit où il avait été question de spiritualité et de problématique de mort, lors de la confrontation récente à la mort d’un collègue et ami, Jacques Schiavinato, psychanalyste grenoblois (SPP). Notre amitié perdurait depuis le temps passé mais toujours présent de notre adolescence. Cet ensemble m’a incité à vous le proposer à la lecture dans l’espérance d’un nouvel échange plus large.
La distension de l’âme :
Revenons tout d’abord à cette notion de distension de l’âme en la resituant dans le contexte du Chapitre XI : Le sujet humain a la capacité de retenir le passé (grâce à la mémoire) et d’en restituer des bribes dans le champ de la parole ; il a aussi la capacité d’envisager le futur (grâce à l'«attente »). La temporalité humaine se situe donc en tension entre la mémoire du passé (ravivée dans le souvenir) et l’attente de l’avenir (dans la promesse et l’espérance). Augustin parle ainsi de « distension de l'âme » parce qu'elle est tout à la fois « attention » (dans le temps présent), « attente » » (d'un temps à venir) et « mémoire », ou « rétention » (du temps passé). Ainsi la distension de l’âme résume la position paradoxale d’Augustin, pour lequel il n'existerait, fondamentalement, qu'un seul temps celui du présent qui se conjugue pourtant en 3 : « C’est clair et net. Ni le futur ni le passé ne sont. Il serait plus approprié de parler des trois temps, présent du passé, présent du présent, présent du futur. Les trois existent dans l’âme et nulle part ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire. Le présent du présent, c’est l’observation. Le présent du futur, c’est l’attente. Si on m‘autorise cette façon de parler, alors oui, je vois trois temps, je reconnais l’existence de trois temps. » Aveux, XI, 26, P.323
Retenons que Les trois existent dans l’âme et nulle part ailleurs. Si, ces trois temps du présent n’existent que dans l’âme, cela ne reviendrait-il pas à dire qu’ils relèvent d’un temps subjectif plutôt que d’un temps objectif.
Ajoutons que toute une dimension du Livre XI des Aveux consiste en une réflexion orientée sur la condition temporelle psychique, animique (dirait la nouvelle traduction française des Œuvres Complètes de Freud) et donc subjective de l’existence humaine. Ajoutons aussi que le livre XI consiste en une précision du propos sur la mémoire traitée dans le Livre X.
Alors que tous les autres êtres vivants vivent dans l'immédiateté du temps objectif, l'homme, lui, garde trace(s) de ce qui s’est passé pour lui. Son existence est orientée selon le sens (entendu comme direction tout comme signification) donné au fil du temps. De plus, en tant que psychanalystes, nous nous baladons bel et bien dans le processus de la cure, entre les traces de ces trois dimensions du temps :
- celui du passé dont l’oubli et le refoulement structure, pour partie, l’inconscient ;
- celui de son actualisation possible sous forme de remémoration par le biais de l’association libre ouvrant au retour du refoulé dans le présent du transfert ;
- et enfin, l’attente du futur comprise dans la réalisation différée du projet identificatoire qui est lui-même un compromis toujours renouvelé entre identification narcissique et identification symbolique émergeants du temps des origines.
En tant que psychanalystes, nous sommes aussi conduits à prendre en compte les limites de la temporalité humaine entre l’archaïque qui émerge de l’informe prénatal et la conséquence psychique de la mort physique qui constitue la butée ultime de la vie corporelle[3].
Je pense que la conception psychanalytique permet de distinguer un conflit des instances à propos du temps : un inconscient qui ignore la dimension du temps, de la castration comme celle de la mort dit Freud ; en effet, dans l’inconscient, la dimension du temps comme celle de la mort serait impensable, alors que dans le conscient, la dimension temporelle s’inscrit dans la problématique des origines et de celle concernant la mort et son au-delà éventuel. Nous pourrions aussi dans les termes de la 2ème topique freudienne, repérer le conflit entre un ça inconscient et un moi en partie conscient mais aussi au cœur même du surmoi entre un moi-idéal imaginaire et un idéal du moi symbolique qui seraient d’ailleurs l’un et l’autre atemporels, le premier d’ordre narcissique alors que le second serait d’ordre symbolique. Retenons simplement qu’au niveau des instances psychiques, la dimension du temps est éminemment objet de conflit psychique. Du point de vue économique, ce conflit se joue entre les pulsions de vie qui tendent à établir de nouvelles liaisons temporo-spatiales génératrices de plaisir/déplaisir et des pulsions de mort qui dans le sens du principe d’inertie, tendent à nier toute temporalité.
L’étendue de Psyché :
Revenons à la formule freudienne sur l’étendue de psyché : Cette formulation est extraite d'une citation de Freud datée du 22 août 1938 et publiée après sa mort dont voici le texte complet : Il se peut que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. Vraisemblablement aucune autre dérivation. Au lieu des conditions à priori de l’appareil psychique selon Kant. La psyché est étendue, n'en sait rien.[4]
Psyché est étendue et n’en sait rien est une formule qui, du point de vue du conflit psychique, est intéressante dans la mesure où cette étendue est présentée comme éminemment inconsciente. Mais : quid de cette étendue de psyché que j’ai peut-être trop vite tendance à assimiler à une étendue dans le registre du temps alors qu’il pourrait s’agir, aussi de l’étendue spatiale métaphorisant un corps de femme allongée. Nous pouvons nous référer ici au roman d’Apulée, Les métamorphoses[5] qui traite du mythe grec de Psyché, de son abandon sur un rocher et de sa rencontre avec Eros, de la jalousie de ses sœurs et de sa réanimation par Eros, de son accès à la divinisation et de la naissance de leur fille Volupté[6]. Bien que la phrase de Freud, contienne explicitement une référence à Kant, Jean-Luc Nancy[7] l'interprète à partir de Descartes. Elle est pour lui la pensée la plus fascinante, et peut-être la plus décisive de Freud qui, selon lui, n'a pu lui venir que parce qu'il pensait contre le sujet cartésien. Irréductible à une pure pensée, Psychè est étendue. Elle est l'union fragile d'une pensée et d'un corps - cette union impossible que Descartes a tenté de dépasser en introduisant le concept de Cogito dans ses Méditations.[8]
L’articulation interactive que nous pousse à opérer la rencontre de la distension de l’âme avec l’étendue de psyché tendrait à nous faire reconnaître l’importance du registre temporo-spatial dans la constitution du sujet psychique émergeant de l’archaïque à travers le jeu de l’image préalable ou coexistant à l’acquisition et l’appropriation du langage.[9] L’importance de l’image est essentielle à repérer tant dans le parcours du temps que dans le registre de l’espace. Nous pouvons dire que le temps vécu, comme l’espace vécu, sont constellés d’images qui s’articulent aux éléments propres au langage. Pensons alors aux concepts freudiens de représentations de choses et de représentations de mots ainsi qu’à la conception de Piera Aulagnier préférant le différentiel des images de choses et des images de mots, sans oublier la différenciation lacanienne entre réel, imaginaire et symbolique.
Variations :
Venons-en maintenant à un autre axe de questionnement concernant l’assimilation d’âme et de psyché et l’apport de la problématique augustinienne de l’âme à la compréhension psychanalytique de la psyché.
Je dirai volontiers que c’est la psyché qui donne sens au temps du fait de son étendue du passé à l’avenir comprenant le présent sans pour autant, négliger le vécu des ravages du temps s’exprimant tant au niveau corporel qu’au niveau psychique. L’être du temps de l’humain est contingent et se conjugue aussi en rapport dialogique avec le non-être. Il me semble que jusqu’à ce point arrivé, la considération de l’âme selon Augustin peut tout à fait s’identifier à cette conception de la constitution et du fonctionnement de la psyché.
Cependant, pour tenter d’aller plus loin, jetons un œil sur le Dictionnaire culturel de la Langue française, le Grand Robert, pour nous repérer étymologiquement et nous lisons :
Âme, non féminin (anima, Xème Siècle, Aneme XIème Siècle, puis anme, 1080, dénasalisé en ame en 1181) issu du latin, anima. Le latin distinguait animus, principe mâle traduisant le grec thumos et s’opposant à corpus et le principe femelle anima traduisant le grec psukhê. Animus concurrencé par spiritus a reculé devant anima. Ces mots évoquent le souffle et sont apparentés au grec anémos.
Dans une perspective religieuse ou spiritualiste, poursuit le grand Robert, la notion d’âme renvoie à la sensibilité de la pensée chez l’homme opposée au corps.
D’autres repérages de cet article du dictionnaire, montrent l’assimilation d’âme avec psyché mais aussi avec l’esprit. Ils comprennent l’âme comme traduction d’un principe de la vie tant végétative que sensitive en termes d’esprit, de force, de souffle et de vie. D’aucun de ses derniers repérages pose in fine, la question de l’immortalité de l’âme.
Revenant à Augustin, nous pouvons remarquer qu’il ne se limite pas à une solution spéculative concernant l’être du temps et sa mesure individuelle. Il va articuler sa réflexion concernant la temporalité à l’expression spirituelle qui s’y déploie et il la déplie dans toute son étendue.
Si la distension de l’âme l’attire vers des choses qui s’écoulent dans le temps, sa tension l’attire vers Dieu. Ceci n’est pas une évidence pour tous ni pour chacun d’entre nous dans tous les moments de notre vie humaine. Essayons de développer ce point de vue en nous appuyant sur la pensée augustinienne comprise dans son ouvrage La cité de Dieu[10] qui distingue :
- La cité terrestre obéissant aux lois temporelles fondées sur l’amour de soi allant jusqu’au mépris de Dieu ;
- La cité céleste, en exil sur la terre mais qui indique sa présence sur terre par la médiation du Christ, en tant que Dieu fait homme.
Augustin postule que tout humain est attiré par le bien qui correspond à un élan spontané vers Dieu qui se trouve entravé par la fascination de l’homme pour certains biens temporels. Il fait référence à l’amour : Aimer au cours de l’existence humaine dans la cité temporelle s’exprime dans les termes différents d’aimer son plaisir, de s’aimer soi-même, voire même d’aimer son prochain comme soi-même. Le péché originel a bel et bien consisté en un péché d’orgueil narcissique de penser pouvoir s’emparer de la connaissance du bien et du mal en goûtant le fruit de son arbre au point de se trouver honteux de découvrir la nudité humaine[11].
Cependant, Dieu est présent dans la cité terrestre du fait du passage temporel du Christ, du fait de sa mort et de sa résurrection[12]. Ainsi le Christ serait le seul capable de rendre à l’existence humaine consistance et solidité et c’est bien le sens du verset 39 du Livre XI qui annonce la fin de la réflexion sur le temps : et qui s’ouvre comme un hymne à l’Amour : Ton amour est meilleur que la vie. Ma vie à moi n’est que tension.
Le retour en fin du texte XI s’établit en reprise de l’éternité de Dieu qui s’est fait temporel pour que l’homme devienne à son tour éternel. Rappelons-nous le propos de départ de la prière d’Augustin au verset 13 du Livre XI : « Tes années ne vont ni ne viennent, les nôtres vont et viennent pour que toutes passent ».
Nous voyons que la démarche d’Augustin consiste à établir une dialogie entre les contraires apparents que constituent, le temps de l’humain et l’éternité de Dieu. Cette démarche s’appuie ou s’articule sur son autoanalyse (appelé confessions ou aveux) faite en direction de Dieu qu’il implique en tant qu’Autre.[13] Le discours qui s’ensuit porte sur ces déficiences vécues en terme d’échecs, d’erreurs voire de fautes. Il éprouve ce faisant, ses manques à être, tout en mettant à jour son désir d’unité d’être, son désir de vérité et sa tension vers le bien. Le chemin de conversion comme le cheminement de la cure est progressif et processuel ; il n’est pas linéaire ni uniquement chronologique mais implique la temporalité (l’épaisseur du temps), la mémoire, la levée du refoulement suscitée par la régression temporelle[14], le transfert sur l’Autre, et l’idéalisation sublimatoire du futur. Les passages entre dehors et dedans, dedans et dehors, entre le sociétal et l’intériorité du sujet traversent la psyché qui ne saurait avoir en elle-même son centre de gravité.
Situées entre soi et Dieu, l’âme comme la psyché entre égo et altérité, peut être distendue, éparpillée entre des investissements pulsionnels qui sont conflictuels. Au même titre que l’âme, la psyché peut aussi être tendue vers les objets d’idéalisation ou de sublimation dans une perspective de sérénité, au-delà des conflits.
La psyché se trouve prise dans la temporalité et soumise au changement tout en se heurtant à ses propres limites que nous avons situées au niveau de l’archaïque et au niveau de la mort[15]. Un de ses possibles s’exprime en capacité d’oubli et de refoulement alors qu’un autre de ses possibles implique capacités de souvenir, d’imaginer et de raisonner. L’âme va au-delà de psychè dans la mesure où son pouvoir de sublimation lui permet de se dégager des contraintes pulsionnelles et de se situer par rapport à Dieu.
Temporalité de l’humanité et temporalité de l’humain peuvent aussi se traduire dans les termes de la phylogenèse et de l’ontogenèse qui sont en corrélation étroite : l’ontogenèse étant une reprise dans la temporalité humaine de la temporalité de l’humanité si l’on prend en compte la théorie de la récapitulation de Haeckel tel que le fait Freud.
L’atemporalité de l’éternité implique un double postulat à savoir un en-deçà de l’archaïque et un au-delà de la mort ouvrant la problématique d’immortalité[16]. Toute la prière adressée à Dieu par Augustin tend à articuler la reconnaissance de l’éternité confondue, par lui, avec l’existence de Dieu et le débat rationaliste qui est aussi le sien en prise sur l’objectivité du temps. Ce discours de type obsessionnel est très bien rendu dans la pièce de théâtre par l’acteur. Il nous faut remarquer qu’il s’agit d’un débat entre spiritualité et rationalité. La dimension spirituelle est comprise dans la prière initiale qui est présente au début du texte et qui structure le temps du désir ou se structure du temps du désir.
Comme nous l’avons déjà noté nous voyons que la problématique du temps s’articule à la problématique des origines du monde. Si la réponse d’Augustin est laborieuse, elle est cependant claire : Tu l’as fait dans ta parole (XI, 7). Il s’ensuit une référence au texte évangélique de la transfiguration : Celui-ci est mon fils, je l’aime. J’ai tenté de montrer dans un texte antérieur[17] comment la transfiguration nous convoque à la problématique de nomination de l’image et à son ouverture à la problématique de l’icône. Nous voyons que ce passage de l’image à l’icône par l’acte de parole implique l’Amour. Augustin est encore plus explicite : Une parole énoncée et transmise.
L’inscription du petit d’homme se fait effectivement dans et par le langage, nous rencontrons cette vérité dans la pratique de la psychanalyse. Cette inscription se déploie dans le temps grâce à l’Amour de l’autre.
Si la mélodie de Ferré continue à nous enchanter, ses paroles d’« Avec le temps », nous paraissent moins pertinentes.
Nous demeurons confrontés à une double voie d’humanisation celle qui va du réel vers le symbolique et celle qui va du symbolique vers le réel. Le paradoxe de l’humanisation consiste dans le constat que tant qu’on n’a pas atteint la seconde voie, rien ne pourra être dit de la première ! Et si la transcendance était une voie transversale qui détendrait le paradoxe de cette rencontre fondamentale entre réel et symbolique ! ?
En attendant, Adieu Jacques !
Marc Bonnet
Juin 2012-Janvier 2015
[1] Saint Augustin, Les aveux, Nouvelle traduction des Confessions (397-401), par Frédéric Boyer, POL, 2004.
2 Pensons ici au travail de Ghislain Lévy sur L’invention psychanalytique du temps, paru chez L’Harmattan en 1996.
3 Bonnet M., Aux limites de la temporalité : de l’archaïque à la mort, Filigrane, Numéro 1, Printemps 2013.
4 Freud S., (1938) in Résultats, Idées, Problèmes, TII, PUF, 1985
5 Apulée, Métamorphoses, 3 vol., par P. Vallette et D. S. Robertson, 1940-1945
6 Pour plus de précision, voir un travail récent : Bonnet M., De quelques avatars des rapports complexes entre Psyché et Dieu. 2012-2013. (A paraître)
7 Nancy J-L, Corpus (1992-2000). Editions Métailié, 2000
8 Descartes R., (1641) Méditations métaphysiques, PUF, Quadrige, 2009
9 Pensons ici au livre de Jean-Claude Rolland : Avant d’être celui qui parle. Gallimard, 2006
10 Saint Augustin (413-427), La Cité de Dieu, La Pléiade, 2000.
11 Bonnet M., De quelques représentations possibles du péché originel in Topique 105, Religions et sexualité, 143-160, Le Bouscat, L'Esprit du Temps, 2009
12 Voir à ce sujet le livre très récent de Jean-Michel Hirt : « Paul, « l’apôtre qui respirait le crime », Pulsions et résurrection, Actes Sud 2014
13 Remarquons ici la place de la prière chez Saint Augustin pour laquelle je reprendrai volontiers l’expression de Denis Vasse[1] la qualifiant de temps du désir.
VASSE D., Le temps du désir, Seuil, Paris, 1969, 170 p. et coll. « Points essais », 1997, avec postface, 185 p. La prière, une expérience
14 Peut-on parler de pulsion de régression avec Jean-Paul Valabrega dans son livre : Chronopathies, Dunod, 2005 ?
15 Bonnet M., Aux limites de la temporalité : de l’archaïque à la mort (art. Cité)
16 L’idée m’est venue de préciser cette ligne de pensée en termes d’un Au-delà du principe d’inertie ! Qui aurait à voir avec la notion d’apocalypse entendue entre catastrophe et révélation… (Travail en cours d’élaboration)
17 Bonnet M., Transfigurations, in Topique, N°85, 2004
SEMINAIRE « UNE THEORIE KLEINIENNE DE LA CREATIVITE »
Francis Drossart
14 novembre 2014 : L’œuvre de Niki de Saint-Phalle
Née à New-York en 1930 après la crise financière et la découverte par sa mère de l’infidélité paternelle («Je suis une enfant de la dépression »), morte en Californie en 2002 (non loin du Mexique dont le culte solaire inspire une partie de son œuvre), Niki de Saint-Phalle est sans doute l’un des plus grands sculpteurs de tous les temps… sinon «le plus grand», comme se plaisait à dire son complice et amant Jean Tinguely, négligeant Praxitèle, Michel-Ange, Puget, Rodin et quelques autres. En tout cas, contrairement au couple Rodin – Camille Claudel, le couple Niki – Tinguely fut un couple échappant au machisme. Et le féminisme, auquel Niki n’adhéra jamais explicitement, lui doit la comparaison entre le statut de la femme dans le monde et celui des noirs américains… lors de cette époque des « seventies » pendant laquelle John Lennon et Yoko Ono scandaient : « Woman is the nigger of the world »… L’on se souvient des deux temps successifs décrits par Albert Camus : celui de la prise de conscience de l’absurde (L’étranger) puis celui de la révolte (L’homme révolté). Chez Niki, qui revendique avec dérision son statut de descendante de Gilles de Rais, et se mobilisera totalement au cours des années 80 dans la lutte contre le Sida, les deux temps (dadaïste d’une part, engagé d’autre part) coïncident toujours. Et les Tirs illustrent particulièrement cette dualité. Celle qui tira sur des autels fut aussi celle qui construisit des cathédrales (cette Hon, statue d’une femme allongée que l’on peut visiter en entrant par son portail vaginal)… Ou qui érigea les Totems.
L’on raconte que Marta Arguerich, à l’âge de quatre ou cinq ans, monta sur un tabouret de piano pour relever le défi d’un cousin, et devint celle que l’on sait. C’est ainsi que je me représente la jeune sauvageonne vêtue de blanc et armée d’une carabine 22long rifle, réalisant ses premiers tirs dans un fond de jardin qui jouxtait l’Hôpital des Enfants Malades.
Nous avons vu la fois dernière comment on peut, à travers les tentatives heureuses ou malheureuses de réparation de la position dépressive décrite par Mélanie Klein (une autre Calamity Jane !), élaborer une théorie de la création artistique qui va plus loin que celle élaborée par Freud avec la notion de sublimation. Rappelons qu’ Hanna Segal, s’appuya, notamment sur l’œuvre de Proust, énonce que l’artiste, l’écrivain, le compositeur, cherchent inlassablement à recréer un univers définitivement perdu. Mais pas à l’identique. Que penser de ces autocars de touristes garés devant la maison de Combray où chacun s’extasie devant le service à thé dans lequel Marcel trempa la petite madeleine. Mais ce qui donne au Narrateur de la Recherche, dans le Temps Retrouvé, la force de surmonter son désespoir, alors que les protagonistes vieillis de son enfance lui renvoient sa propre image flétrie par les « ravages du temps » - et lui rappellent sa jeunesse perdue en mondanités, c’est l’idée que « la vraie vie, c’est la littérature ».
Opposant l’artiste au psychotique, Segal cite un roman de W.Golding, La Flèche. L’action met en scène, au Moyen Age, un constructeur de cathédrales mégalomane qui veut élever une flèche d’une hauteur exceptionnelle. Son sadisme et son mépris de ses collaborateurs s’opposent trait pour trait au grand respect de Niki pour les artisans de Toscane auxquels elle fait appel pour son Jardin des Tarots. Le sadisme du héros de La Flèche, tout particulièrement dirigé contre les couples, est lié, selon Segal, à une représentation de parents antisexuels. Bion fait de ce fantasme de parents antisexuels l’un des plus actifs à l’œuvre dans les meurtres schizophréniques. Comment ne pas voir dans les Tirs la réalisation symbolisée de ce fantasme (lié à la réalité de l’enfance de Niki). Ou dans cette Promenade du dimanche, ces représentations de Mères dévorantes et de Pères prédateurs ? Ou dans ce dinosaure de King Kong qui, au milieu des missiles atomiques, détruit une ville au milieu des médaillons de chefs d’Etat masculins ? « Le symbole ainsi créé n’est ni une copie, ni l’équivalent de l’objet. Il s’agit d’une re-création ressentie comme dotée d’une existence indépendante de l’artiste lui-même : il ne crée pas seulement dans son monde interne, mais donne vie dans le monde externe ». (Segal)
Et c’est précisément cette re-création qui est à l’œuvre dans la plupart des œuvres de Niki. Le Golem de Jérusalem évidemment, appelé « Le Monstre » par les enfants qui dévalent l’une de ses trois langues en forme de toboggan .Cette Fontaine de Château-Chinon, ou celle de la place Stravinski, où les redondances colorées de Niki se heurtent et se mélangent aux roues dentées couleur de rouille, de Tinguely ? Dans cette page qui semble sortie d’un livre pour enfant, intitulée « My love, where shall we make love ». Ou dans ces Nanas dansantes, dont l’une d’elles, qui semble avoir quatre jambes, semble évoquer ces êtres doubles du discours d’Aristophane, dans le Banquet de Platon qui décrit ainsi la démarche de l’androgyne primordial : « … ou bien, quand il entreprenait de courir vite, c’était à la façon d’une culbute et comme quand, en faisant la roue, on se remet d’aplomb dans la culbute par une révolution des jambes : en s’appuyant sur les huit membres qu’il possédait alors, l’homme avançait vite, à faire ainsi la roue ! ».
« Comment la culpabilité peut-elle inhiber la créativité ? » se demande Segal. Elle cite à l’appui le rêve de l’un de ses patients, écrivain,sous l’emprise d’un surmoi paternel sadique et écrasant. Dans son rêve, il est capturé par les nazis ; il se trouve dans une pièce sombre où se trouvent notamment Goering et Göbbels. Pour gagner du temps, il leur propose d’écrire leur biographie à la manière héroïque, tout en sachant qu’ils vont quand même le tuer. L’on comprend qu’une représentation aussi peu exaltante de l’écriture entraîne une paralysie complète chez l’écrivain – auteur du rêve !.. Au contraire, Niki, dont l’imaginaire familial peuplé de chevaliers, mais aussi de monstres et de dragons, la prédispose peut-être à ne pas être impressionnée par les nazis (qu’elle ne rencontra pas à vrai dire dans la réalité), retourne la formule de Goëbbels « Quand j’entends le mot ‘culture’, je sors mon révolver ». En faisant « saigner la peinture » avec ses tirs à la carabine, elle (re)-crée de la culture. Avec l’iconoclastie, elle fabrique de l’art!...
Citons encore Segal : « Tous les enfants, à l’exception des plus malades, et tous les adultes jouent. Peu deviennent des artistes. L’artiste a besoin d’une capacité très spéciale pour trouver une expression aux conflits les plus profonds, pour traduire le rêve en réalité. Il réalise une réparation durable dans la réalité aussi bien qu’en fantasme ».
De quel monde détruit s’agit-il chez Niki ? Nous en arrivons, bien sûr, au Secret, c'est-à-dire à l’inceste paternel.
« Maman, j’ai une merveilleuse nouvelle ! Papa est mort ! » (Daddy). Bien des années plus tard, Niki rédige ce petit livre, d’une écriture enfantine reproduite telle quelle dans l’ouvrage. L’on dirait un conte pour enfant des années 60, bien loin de l’art avant-gardiste de ces années-là, d’un Rauschenberg, d’un Duchamp, d’un Jasper Johns. Non, un peu comme ces histoires de Babar l’éléphant, genre « Un papa, une maman »,avec un château en arrière-plan rappelant les origines aristocratiques du père (« pas de quoi se vanter, dira Niki, d’avoir fait les croisades : c’étaient des boucheries ! »). Et puis la remise, les gestes sordides et répétés du père. Et puis la honte, le silence. Cette mère lui disant après la publication du livre : « Si j’avais su ! »… Mais le fond du jardin de Ronsin, où Niki va commencer ses Tirs, est bien le lieu géométrique d’une réparation créatrice (et non magique), par Niki, du « vert paradis des amours enfantines » détruit à tout jamais lorsqu'elle avait douze ans.
« J’ai commencé à peindre chez les fous », disait-elle. Elle ajoutait aussi parfois que les hommes ne servaient à rien, ce qui n’était pas très aimable pour Jean. Ce compagnon devenu mari, dont elle fut l’exécuteur testamentaire fidèle, comme le fut plus tard pour elle sa petite fille Ploum, qui lui donna la joie d’avoir un fils métis. J’imagine Niki dans cette clinique psychiatrique où elle reçut une dizaine d’électrochocs. Elle vient de montrer à son psychiatre la lettre d’aveu du père. Elle entreprendra plus tard une analyse, mais ici, là où elle est, chez les fous, on ne pratique pas cela. On est déjà dans cette « médecine basée sur l’évidence » qui a de beaux jours devant elle. Le psychiatre lui tend la lettre, et lui demande d’arrêter de croire à ces sornettes. Le soir même, il écrira au père pour lui conseiller de consulter, pour ce qu’il estime être un délire d’auto-accusation…
Alors que Niki est la femme d’Henry Matthews, un écrivain sympathique et talentueux, qui lui a « donné » deux enfants, l’une de ses amies artistes lui dit « Alors, comme cela, tu es une femme d’écrivain qui fait de la peinture ? ». Elle quitte son mari, lui confie les enfants, et s’enferme dans son atelier avec de la peinture, des spaghettis, des grains de café… Et elle en voudra longtemps à l’amie en question, pour reconnaître ensuite qu’elle lui devait d’avoir osé vivre sa vocation d’artiste. Le défi l’avait stimulée.
Il est plus que vraisemblable que Niki, au cours de ses séjours parisiens, rencontra un analyste, une femme probablement. Et que ce travail lui fut précieux. Mais ceci ne contredit pas le fait que bien avant, dès cette époque où l’élève pré-pubère du Couvent américain du Sacré-Cœur se fait exclure pour avoir peint en rouge les feuilles de vigne recouvrant les statues, Niki artiste apparaît casquée et toute armée dès la naissance, comme Athéna sortant du crâne de Jupiter.
Il paraît que Franz Schubert, un jour, entra chez l’un de ses amis, et avisa un moulin à café rempli de grains. Il le jeta par terre, les grains se renversèrent, et il dit alors « Quel instrument merveilleux maintenant. On n’a plus qu’à tourner la manivelle, et voilà, les notes, les mélodies apparaissent. On n’a plus qu’à les écrire ! »
Schubert était un homme, petit, laid et d’origine très modeste. Il était aussi un génie. Niki était une femme, grande, belle, et de « haute extraction ». Elle affectait de se moquer de tout cela. Peut-être le fait d’avoir posé pour des magazines de mode, d’avoir été femme objet d’une autre manière que dans la remise du père, influença-t-il son art. Mais pour moi, Niki, c’est celle qui ramasse les grains de café jetés à terre par Franz et qui, comme lui avec le moulin vide, mais en ramassant ces grains et en les collant sur ses tableaux, construit une œuvre merveilleuse.
FD
Références bibliographiques
(1) CATALOGUE DE L'EXPOSITION
(2) PLATON, « Le Banquet.tr.fr 1950 », Gallimard, Bibliothèque de la Pleïade
(3) QUINODOZ Jean-Michel, « Entretiens avec Hanna Segal », 2008, Puf
(4) HANNA SEGAL, « Délire et créativité », tr.fr
Entretien du 16 avril 2012 accordé par Ghyslain Lévy à la revue Filigrane.
Invité par la société psychanalytique de Montréal à l'occasion du colloque du printemps 2012, Ghyslain Lévy avait accepté d'accorder une entrevue à Ellen Corin, psychanalyste membre habilité de la société psychanalytique de Montréal, intitulée "De quel reste à venir la psychanalyse est-elle le nom ?"
La vidéo de cet entretien est accessible en cliquant sur ce lien
Le texte de cet entretien est accessible en cliquant sur ce lien
Hommage à Marie-Claude Fusco
Notre collègue Marie-Claude Fusco, naît Barbier, le 2 Octobre 1929, dans une famille originaire du Morvan, bourgeoise et catholique. La fratrie comprend trois filles et un garçon. Adolescente, elle rejoint le mouvement scout, et devient cheftaine. Après ses études secondaires, elle fait des études de psychologie à La Sorbonne à Paris.
Son mariage avec Mario Fusco, professeur d’italien, la fait vivre en Italie, de 1956 à 1964, d’abord à Naples puis à Milan, où son mari enseigne et devient traducteur (Italo Calvino, Leonardo Sciascia et Elsa Morante). Ils ont 2 enfants, un fils, Emmanuel, et une fille Dominique. De retour en France en 1964, pendant cette période mouvementée de la deuxième scission de l’histoire de la psychanalyse, où la SFP se défait et se scinde en APF et École Freudienne (Lacan). Puis les évènements de 68.
Elle travaille d’abord un an comme psychologue auprès d’enfants ; en 1969 elle est recrutée au Dispensaire de la rue Tiphaine, comme psychologue vacataire, et y travaille jusqu’à sa retraite en 1994. Elle a rencontré Victor Smirnoff (APF) dans le cercle d’amis de Nathalie Zalztman.
C’est avec J. P. Valabrega (qui vient avec Piera Aulagnier et Perrier de se séparer de Lacan pour former le Quatrième Groupe) qu’elle va faire une analyse. Elle rejoint ensuite le Quatrième groupe. Je me souviens, avec les plus anciens, de son arrivée fin des années 75. Elle va occuper bientôt différents postes, notamment celui du secrétariat psychanalytique (deux mandats : 1981-1984 et 2000-2002), puis de Vice -Présidente (1987-1988 et 2007-2009), et de Présidente (1988-1989et1995-1996). Elle a co-dirigé avec V. Smirnoff un groupe de travail commun avec le Quatrième Groupe dans le dispensaire dirigé par V. Smirnoff, dans lequel J.C. Stoloff et moi avons participé début des années 80, sur la théorie de Lacan.
Au Quatrième Groupe elle a dirigé d’autres groupes de travail, elle a continué le dernier, sur « La sexualité infantile » alors qu’elle était déjà malade avant son opération.
Elle a écrit une dizaine d’articles, dont un avec V. Smirnoff et un autre avec J. Morisi (cf. le Site). Je me centrerai sur ces deux-là, pour leur intérêt engagé et toujours actuel dans cette période de crise. « La psychothérapie analytique : modulation ou déviance de la psychanalyse », 1989, Topique 44, article à contre-courant de l’opinion, alors répandue par les lacaniens, de l’écart entre la psychanalyse et la psychothérapie et d’une certaine dévalorisation, voire mépris pour ce parent pauvre : la psychothérapie analytique. Leur position montre combien cet exercice, au contraire, peut-être plus compliqué que la cure analytique et nécessite d’être psychanalyste.
Le deuxième, « De la consultation d’hygiène mentale de la Seine (OPHS) au département de psychothérapie : le centre Victor Smirnoff », co-écrit avec son amie Jacqueline Morisi reprend la communication que j’avais sollicitée pour un colloque, co-organisé avec Nicolas Gougoulis (SPP) au sein de la feue AIHP, et, à défaut de Topique, amicalement publié par Judith Dupont (Le Coq- Héron 2010, n° 201), intitulé « Histoire de a fondation des dispensaires psychanalytiques ». Avec son amie Jacqueline Morisi (présente dès le début de la création du dispensaire au côté de Smirnoff), elles rapportent comment cette aventure post - guerre a été rendu possible grâce au rôle clé du Dr Henri Duchêne dans l’orientation psychanalytique des services. H. Duchêne tait psychiatre responsable du Service d’Hygiène Mentale de la Seine et proche du noyau de ces psychiatres militants qui ont pensé la politique du secteur psychiatrique et la psychothérapie institutionnelle, Bonnafé, Tosquelles, etc. Sa rencontre avec le Dr V. Smirnoff, qui avait l’expérience de la Guidance infantile anglo-saxonne pratiquée aux Etats Unis a fait le reste. Depuis sa création en 1955, sont évoqués tous les aléas de ce dispensaire psychanalytique (difficultés, déménagements multiples, élargissement de la population soignée - d’abord aux adolescents puis aux adultes), luttant pour son autonomie de fonctionnement en gardant l’esprit de sa création, et l’ouverture à la formation. Rattaché au secteur de Perray - Vaucluse et finalement destiné aux adultes, ce dispensaire a pris, à la mort de son créateur en 1994, le nom de « Centre Victor Smirnoff (22 Boulevard de Sébastopol 75004 Paris). Quelques participants du Quatrième Groupe y ont travaillé comme psychanalystes.
Collègue attachante, cultivée, discrète et modérée dans les débats internes et les différents Bureaux, Marie-Claude va nous manquer.
Michelle Moreau Ricaud
Chère Marie-Claude,
C’est sous cette forme de lettre que j’ai choisi de m’adresser à toi, dernière lettre d’une longue correspondance que nous avons entretenue depuis des années, dans la complicité affectueuse d’une amitié que tu m’as si généreusement accordée.
Aujourd’hui, tu es enfin libérée des souffrances, des douleurs qui n’ont cessé de s’acharner depuis de longs mois, te rendant le quotidien de plus en plus insupportable, même si tu étais toujours discrète et réservée à ce propos. Ces dernières semaines, j’entendais ta faiblesse et ton extrême fatigue à ta voix, au téléphone. Mais je savais aussi qu’à tout moment, si je te parlais de notre Quatrième Groupe, de nos soirées au Séminaire, de nos réunions de membres, tu irais rechercher des forces en toi pour redonner à ta voix sa vigueur, retrouver aussitôt ton attention et ta présence. Alors la vivacité de tes remarques et ton humour étaient toujours là.
Ma chère Marie-Claude, c’est un long compagnonnage que nous avons partagé au Quatrième Groupe, partagé avec quelques amies chères, dans le même souci des valeurs de la psychanalyse qui nous ont été transmises et que tu as été toujours soucieuse de transmettre à ton tour. Nous en parlions souvent dans la perspective de prolonger l’œuvre de l’amie commune, celle qui nous était si proche, je pense bien sûr à Nathalie.
Nous avons poursuivi ensemble avec le Séminaire sur le Mal, ce que Nathalie nous avait généreusement confié, ce cheminement transversal de la réflexion analytique ouverte sur le divers, le multiple, l’hétérogène. Cette ouverture de tes intérêts a été une grande source de bonheur dans nos échanges, que ce soit à propos de musique, et là, tes connaissances lyriques, ta curiosité musicale éclectique, ton plaisir de la pratique du piano, étaient entre nous des moments de partage et d’amusement. Je ne parle pas de nos rencontres amicales à l’Opéra et des belles soirées dont nous parlions ensuite longuement.
Il y avait aussi les découvertes si excitantes de tes voyages dont tu me faisais ensuite le récit, et où se mêlaient ton intérêt toujours vif pour la Culture, et pour la rencontre des autres.
Il y eut aussi des dimanches éblouissants à la campagne, entre ami(e)s, certains ici doivent s’en souvenir.
Et puis il y eut des moments douloureux, des tunnels où se perd l’espoir, mais là tu as toujours été présente, et avec quelle insistance, quelle affection, quelle attention… J’en ai éprouvé la chaleur il n’y a pas si longtemps encore.
Ma chère Marie-Claude, ma dernière lettre s’achève mais ne s’achèvera pas le souvenir léger, souriant, attentif, que tu as laissé en moi, et je pense en chacun de nous. Ce souvenir m’enrichit et j’ai plaisir à le partager aujourd’hui avec tous.
Nous voilà réunis pour dire adieu à notre collègue et amie Marie-Claude avec qui, pour certains d’entre nous, nous avons partagé durant plus de trente ans nombre de moments de notre vie professionnelle, institutionnelle et amicale. Son investissement inlassable pour la transmission de la psychanalyse ne s’est jamais démenti puisque, jusqu’au bout, elle a tenu à ce que se poursuive le travail entrepris avec les participants de son dernier groupe de travail – il y en a eu bien d’autres - sur la sexualité infantile. La formation au Quatrième Groupe lui doit beaucoup : nombreux sont les participants qui peuvent témoigner de la qualité de son engagement auprès d’eux, de sa finesse analytique, de son écoute, de la qualité de son engagement d’analyste auprès d’eux et de l’accueil naturellement bienveillant qui a été toujours le sien au cours de sa participation aux différentes étapes qui jalonnent notre parcours de formation.
La vie institutionnelle ne la laissait pas davantage indifférente. Elle y était toujours très présente et nous étions, tous, sensibles à son avis. Si elle avait cette élégance discrète qui jamais ne s’impose, elle savait aussi exprimer franchement ses désaccords et ne rien lâcher sur la rigueur analytique et sur ses engagements.
Deux fois présidente de notre association, elle a aussi fait preuve de la modestie qui la caractérisait en n’hésitant pas, au moment où le Quatrième Groupe traversait sa crise la plus grave, à occuper une fonction moins honorifique au sein du Bureau. Parallèlement à ses activités au sein de notre groupe elle s’est aussi investie, avec sa générosité habituelle et pendant de longues années, comme analyste au Département de Psychothérapie Victor Smirnoff où son souvenir auprès de ceux avec qui elle a travaillé reste très vivant, ainsi qu’au BAPU de Saint Maur (Val de Marne).
Aucun de nous n’oubliera la fidélité indéfectible qui était sa marque : à notre Groupe, à ses collègues, aux participants dans les différents modes de rapport qu’ils ont eu avec elle, aux nombreux amis qu’elle avait, parmi nous, mais aussi dans d’autres espaces de la communauté analytique.
Au nom du Quatrième Groupe, et par-delà du chagrin de ton absence, je veux te dire merci, Marie-Claude, pour tout ce que tu nous a apporté et tant donné.
Betty Joseph (1917-2013)
Le 4 avril dernier s’éteignait à Londres Betty Joseph, psychanalyste membre de la société britannique de psychanalyse, l’une des dernières analystes britanniques à avoir été formée par Balint et par Mélanie Klein aux côtés de Bion, H. Rosenfeld et Hanna Segal dont elle était l’amie.
Clinicienne réputée outre Manche, en Espagne, en Italie, aux Etats-Unis et en Amérique du Sud, Betty Joseph est peu connue en France où son seul ouvrage, Psychic Equilibrium and Psychic Change, paru en 1989, n’a pas été traduit, même si nombre de ses articles ont été traduits dans diverses revues psychanalytiques francophones.
Née dans une famille d’origine juive émigrée d’Alsace en Grande-Bretagne au 18ème siècle, Betty Joseph a commencé par se former au travail social. Elle découvrit l’œuvre de Melanie Klein lors d’un stage dans un des premiers centres de guidance infantile implantés au Royaume Uni par le psychiatre Emmanuel Miller. Elle s’occupa avec Winnicott des enfants évacués pendant la guerre et débuta alors, sur la recommandation d’Esther Bick, une première analyse avec Michael Balint. C’est sur les conseils de celui-ci qu’elle posa sa candidature à la société britannique de psychanalyse dont elle devint membre en 1949. Lorsque Betty Joseph apprit sa qualification comme analyste, elle commença par la refuser, car elle ne se sentait pas prête à exercer. Mais celle-ci lui fut cependant confirmée six mois plus tard. Sans doute cela explique-t-il la grande indulgence pour les jeunes analystes débutants et leurs maladresses dont elle fit toujours preuve. Betty Joseph effectua ensuite une seconde analyse avec Paula Heimann et fut supervisée par Mélanie Klein qu’elle fréquentait également à titre amical.
Le travail de Betty Joseph s’enracine certes dans la tradition kleinienne, mais on peut aussi y déceler l’influence de ses deux analystes : Balint qui, comme Mélanie Klein, avait été analysé par Ferenczi, fut le premier à associer dans un texte de 1939 les notions de transfert et de contre-transfert ; Paula Heimann écrivit en 1950 le premier article consacré au contre-transfert.
Elle partage avec Bion le souci d’apprendre de l’expérience, l’idée que tout se situe dans un flot continu et une évolution constante, la notion de l’analyste comme contenant et réceptacle des projections du patient, l’idée que les mots peuvent être utilisés non pour signifier, mais pour évacuer quelque chose.
L’influence d’Herbert Rosenfeld dont elle a été proche puisqu’elle l’a aidé à angliciser l’anglais de son premier livre est aussi perceptible dans l’importance qu’elle attache à la mobilisation des différentes parties clivées du self du patient et notamment de sa partie infantile vulnérable.
Comme Mélanie Klein et Hanna Segal, Betty Joseph considérait l’analyse d’enfants comme essentielle pour la compréhension des patients adultes. Son activité d’analyste d’enfants explique son intérêt non seulement pour la parole, mais aussi pour les agirs des patients, adultes comme enfants. De là vient aussi certainement son insistance sur le recours à des interprétations simples, compréhensibles au niveau psychique le plus élémentaire, même si divers niveaux psychiques peuvent se condenser.
Betty Joseph a eu besoin de temps pour se sentir pleinement à l’aise en tant qu’analyste et développer son propre style.
Ce qui la caractérise, c’est sa manière d’aborder de manière extrêmement fine et détaillée, pour ainsi dire pas à pas, ce qu’elle appelle « la situation totale du transfert », c’est-à-dire non seulement ce que le patient dit, mais aussi ce qu’il fait dans la séance et ce que cela suscite chez l’analyste. Cette approche minutieuse de la séance lui permet de repérer à mesure qu’elles surgissent les traces des fantasmes inconscients comme de l’histoire du patient. Mais à la différence de certains de ses confrères kleiniens, elle insiste sur l’importance de commencer par interpréter ce qui se passe dans la séance, c’est-à-dire l’expérience émotionnelle vécue par le patient et l’analyste avant de rattacher celle-ci à l’histoire du patient ou à ses fantasmes, car c’est là que se trouve à ses yeux le levier du changement psychique.
La notion de changement psychique est le fil rouge qui parcourt l’œuvre de Betty Joseph. Elle figure d’ailleurs dans le titre de son livre Psychic Equilibrium and Psychic Change. Celui-ci rassemble les principaux articles qu’elle a écrits des débuts de sa pratique analytique jusqu’en 1989. Ses premiers écrits concernent les enfants, la compulsion de répétition, la personnalité psychopathique… C’est dans les années 1970 que ses idées se sont davantage formalisées. Pour elle l’analysant est mu simultanément par le désir de changer et par la peur du changement.
Betty Joseph explore ainsi comment certains patients préfèrent rester englués dans leurs symptômes et se détourner de tout insight et de toute aide, de manière à préserver leur équilibre psychique, si coûteux que celui-ci puisse être pour leur développement psychique et leur vie.
Elle décrit ainsi dans son article « The Patient who is difficulté to reach », des patients qui semblent collaborer à l’analyse, parlent, associent et acceptent les interprétations, sans que rien ne change pour autant pour eux. Avec eux, l’analyste a la curieuse impression qu’analyste et analysant sont en train de parler ensemble d’un patient, mais l’analyste n’a pas le sentiment de parler au patient. Celui-ci s’est en effet enfermé dans un système défensif paralysant, avec lequel l’analyste peut malgré lui entrer en collusion. Ces manœuvres, qui ne sont pas conscientes, permettent au patient d’éviter les angoisses terribles qui ne manqueraient pas de surgir s’il abandonnait un tant soi peu ses défenses.
Ce que Betty Joseph cherche à repérer dans son observation détaillée de la séance, ce sont les changements : le patient commence par évoquer une angoisse, puis revient sur un détail de son quotidien. Les variations observées dans la séance reflètent en effet à ses yeux les modifications qui se produisent constamment dans la vie quotidienne du patient lorsqu’il est confronté à l’angoisse. Ce sont ces infimes changements repérables dans la séance qui constituent la matière du changement à long terme. Betty Joseph ne conçoit pas que celui-ci puisse survenir sans être préalablement survenu dans la séance. C’est lorsque le patient a pu faire face différemment à une angoisse dans la séance qu’il pourra y faire face différemment dans le reste de sa vie.
C’est dans cette même perspective que l’on peut comprendre son article « Towards the experiencing of psychic pain » dans lequel elle décrit ce qui se passe lorsque le patient commence à abandonner ses défenses. Il éprouve alors une douleur intense, parfois vécue comme une douleur physique, alors qu’il s’agit en fait de douleur psychique.
Betty Joseph évoque encore dans « Addiction to near-death » des patients que la rigidité de leur arsenal défensif a enfermés dans un état proche de la mort, qui leur paraît toutefois préférable à la vie et aux terreurs qu’elle suscite en eux.
Essentiellement clinicienne, Betty Joseph s’est aussi intéressée à l’identification projective, à la manière dont différents types d’angoisse pouvaient se manifester dans la situation analytique, comme à la manière dont l’envie éprouvée par ses patients, et généralement méconnue par ceux-ci, pouvait s’exprimer dans leur vie quotidienne sous forme de blocage vis-à-vis de tout apprentissage ou être projetée sur leur entourage vécu alors comme envieux.
En 1962, Betty Joseph a initié au sein de la société britannique de psychanalyse un séminaire qui permettait aux analystes de confronter leurs idées et d’échanger. Ce séminaire est ensuite devenu un groupe de travail qui a perduré tous les quinze jours pendant près de cinquante ans. Les participants s’y retrouvaient pour réfléchir ensemble dans un climat de confiance sur leurs patients les plus difficiles. Ce groupe de travail a été aussi le creuset à partir duquel certains analystes ont pu développer et élaborer leur propre pensée (John Steiner, Ronald Britton, Michael Feldman, Inès Sodré…). Il a donné lieu à un ouvrage collectif In Pursuit of Psychic Change, dans lequel chaque article se trouve ensuite discuté et commenté par un ou plusieurs membres du groupe.
Betty Joseph fut présidente du Melanie Klein Trust de 1991 à 2006. Elle reçut en 1995 le Sigourney Award qui récompense des personnalités ayant apporté une contribution significative à la psychanalyse.
Bel exemple de longévité analytique, Betty Joseph continua à recevoir des patients jusqu’à l’âge de 90 ans et à superviser des analystes en Grande-Bretagne comme à l’étranger au-delà de cet âge. J’ai eu la chance de la rencontrer dans sa maison de Clifton Hill à Londres, voisine de celle où avait vécu autrefois Melanie Klein, où elle m’a accueillie avec gentillesse et intérêt. Elle avait alors 93 ans. Le regard pétillant et l’esprit vif et alerte, elle avait des opinions affirmées sur la psychanalyse et des points de vue tranchés sur les analystes qu’elle avait côtoyés au long de sa longue carrière.
Bibliographie
Joseph B. Psychic Equilibrium and Psychic Change, London, Routledge, 1989
Hargreaves E. and Varchevker A. (ed.) In Pursuit of Psychic Change, The Betty Joseph Workshop, Hove, Brunner-Routledge, 2004